France (XVIIIe siècle) (suite)
L'invocation de la Nature
C'est un des mots-clés du siècle. Il représente à la fois un signe de ralliement et une source de malentendu tant son sens varie. Nature des choses ou nature humaine, nature « naturante » ou nature naturée, nature idéale ou nature réelle, nature que l'on veut simple et qui s'avère complexe : les débats touchent la philosophie, la science, l'esthétique. Le spectacle de la nature selon l'abbé Pluche conduit à l'affirmation de Dieu, le système de la nature selon d'Holbach mène à sa négation. L'un des paradoxes les plus piquants de l'époque est que l'on cherche à faire entendre la « voix » de la nature à travers tous les artifices de la littérature et de la science.
Le flambeau de l'expérience
Le mot est aussi ambigu : il désigne à la fois le témoignage des sens promu par l'empirisme de Locke et la pratique scientifique de l'expérimentation. L'expérience doit interroger la nature pour la pousser à révéler ses lois. L'abbé Nollet multiplie les mises en scène expérimentales qui fascinent la bonne société : il électrifie des régiments entiers. Les cabinets de physique se multiplient. Montesquieu, Voltaire s'adonnent à la pratique scientifique. Des querelles d'expériences se développent : l'abbé Spallanzani s'oppose à l'abbé Needham, défenseur de la génération spontanée, et ridiculisé comme « anguillard » par Voltaire. L'esprit de l'expérimentation entre en littérature (théâtre de Marivaux, dialogues et contes de Diderot).
La physique expliquée par Newton
La physique expérimentale de Newton évince le « roman » métaphysique de Descartes. L'attraction donne une clé de la nature. On s'efforcera d'en exporter le modèle dans toutes les autres sphères de l'intelligence. On veut devenir le Newton de quelque chose, tant le prestige du savant anglais est grand. Les cartésiens vont résister en faisant de l'attraction newtonienne une qualité occulte scolastique. Mais Maupertuis, Voltaire et Madame du Châtelet contribuent à la victoire des newtoniens, que l'on chante en poèmes.
Les sciences de la vie
Vers le milieu du siècle, la mode est aux sciences de la vie. L'œuvre monumentale de Buffon est ici centrale : il propose la fresque des époques de la nature. Les débats sur la génération sont très animés. Faut-il opter pour la préformation avec l'emboîtement des germes ou pour l'épigenèse ? L'enjeu n'est pas seulement scientifique. Il est aussi philosophique. Si la matière peut s'animer toute seule, Dieu est superflu. L'enjeu est également littéraire. Ces questions nourrissent le lyrisme scientifique, le style flamboyant de Diderot dans le Rêve de d'Alembert, qui mêle les métamorphoses poétiques et les transformations scientifiques. L'opposition du fixisme et du transformisme se met en place (de Buffon à Lamarck).
Les sciences de la société
L'idée de nature gouverne aussi le droit et l'économie. La doctrine du Droit naturel issue de Grotius et Pufendorf permet de mieux lire l'Esprit des lois de Montesquieu et les œuvres politiques de Rousseau. La question de l'état de nature est centrale dans la pensée du citoyen de Genève. La question du « code de la nature » apparaît dans le Supplément au voyage de Bougainville.
On réfléchit parfois à la démocratie, mais la politique des Lumières s'interroge plus sur la monarchie tempérée et questionne surtout le « despotisme éclairé » qui suscite beaucoup d'espoirs et de déceptions.
L'économie politique se développe. La physiocratie (Dupont de Nemours, Quesnay, Turgot) cherche à retrouver un ordre naturel. Elle voit dans la terre l'unique source de richesse, loue l'agriculture, méprise l'industrie et vante la liberté du travail et du commerce. Elle déclenchera, comme le rousseauisme, toute une poésie de la nature.
La représentation de l'Homme
Plaisir, bonheur, vertu
La poursuite du bonheur remplace la quête du salut du siècle précédent. Voltaire polémique contre Pascal dans ses Lettres philosophiques. Le siècle réhabilite le plaisir, les passions, et ose parler de la jouissance, mais il encense aussi la vertu. Il condamne le couvent qui contraint la nature et mène au vice (la Religieuse). Il sait présenter les tableaux divers du plaisir, délicats chez Crébillon, brutaux et extravagants chez Sade, cruels chez Laclos. Mais il propose aussi les tableaux édifiants de la pastorale, du conte moral et de l'opéra-comique. Au XVIIIe s., on peut jouir d'être vertueux. Les bourgeois suffisants équilibrent les aristocrates pervers. Les larmes de la vertu récompensée donnent le change au regard froid du libertin contemplant la vertu persécutée. La montée des valeurs bourgeoises explique le succès d'un quatuor de Lucile, comédie mêlée d'ariettes de Marmontel : « Où peut-on être mieux Qu'au sein de sa famille. » Les conceptions du bonheur sont diverses : le goût du luxe s'oppose à celui de la simplicité, les châteaux aux chaumières, le mondain à l'ermite, le repos au mouvement.
Le sensualisme
Cette philosophie qui nie l'existence des idées innées cartésiennes et place la sensation à l'origine du processus de formation de toute connaissance imprègne la conception de l'homme des Lumières. Locke critiqua Descartes, Condillac radicalisa cette critique. Il proposa sa fameuse statue, expérience de pensée qui permet de reconstituer l'éducation progressive des sens et la genèse des facultés. Très tôt, le sensualisme marqua la littérature. Il l'éloignait de la tradition classique trop soucieuse d'abstraction et de généralité en peignant les paysages, les situations, en insistant sur le rôle des sens dans la formation des personnages, sur l'analyse fine de leurs sentiments. On peut le constater chez Marivaux ou Crébillon fils. En outre, il permettait l'avènement d'une nouvelle linguistique et d'une nouvelle esthétique qui mettait l'accent sur la notion d'effet, sur le rapport entre l'expression et l'impression. Condillac inspira les Idéologues, mais une réaction spiritualiste au début du XIXes. parvint à le discréditer en confondant sensualisme et sensualité.
L'éducation
Le succès du sensualisme met en évidence le rôle de l'éducation. Cette question, essentielle dans les Aventures de Télémaque, anime aussi le roman-mémoires, concerne également l'écriture autobiographique (Rousseau, Rétif) et bien sûr, l'Émile, traité d'éducation qui se prolonge en roman. On ne pratique pas que l'expérimentation pédagogique, privée ou romanesque. L'expulsion des Jésuites (1764), victoire pour les philosophes, provoque une grande réflexion sur l'éducation nationale (La Chalotais) qui va occuper les esprits jusqu'à Condorcet. La question de l'éducation des filles, que Fénelon avait abordée et que Laclos va poursuivre, est importante. La destinée de la femme des Lumières qui brille dans le monde, qui écrit (Mme de Tencin, Mme de Graffigny, Mme Riccoboni, Mme Cottin...), qui agit et pense (même si cela ne touche qu'une élite) va bientôt trouver une Olympe de Gouges pour réclamer des droits.
Le mouvement esthétique
L'esthétique naît avec Baumgarten. La réflexion sur le beau traverse le siècle (Crousaz, le père André, Kant).
Les révolutions du goût
Du beau au sublime
Le beau dépend-il des caprices du plaisir ou répond-il à un ordre géométrique ? L'abbé Dubos inaugure au début du siècle une réflexion empirique sur le goût qui s'éloigne des définitions a priori pour s'orienter vers la réception. Batteux voit dans l'imitation de la « belle Nature » le principe unique des beaux-arts. Voltaire défendra le « grand goût » classique. Diderot réfléchira à la notion de génie. Il anticipera le romantisme en admettant une nouvelle conception du sublime, proche de l'Anglais Burke et annonçant Kant. Le sublime selon Diderot réside dans la démesure. Il caractérise les tempêtes et les naufrages de Joseph Vernet comme les ruines d'Hubert Robert.
Le « préromantisme »
Rousseau apparaît aussi comme le propagateur de ce qu'on appellera le préromantisme. Certains critiques insistèrent sur les influences anglaises (Shakespeare, Ossian, Young) ou allemandes. Mais la catégorie fut mise en cause pour son finalisme qui réduisaient les œuvres du XVIIIe s. à n'être qu'une annonce ou une ébauche des réussites du XIXe s. Elle avait également l'inconvénient de diviser le XVIIIe s. en deux versants : rationaliste et voltairien d'une part, le siècle des Lumières proprement dit, rousseauiste et préromantique d'autre part. Il est plus fécond de prendre cet âge en bloc et d'y voir l'interaction permanente des thèmes rationalistes et sensibles. Le sensualisme débouche conjointement sur une valorisation du sentiment, source de nos idées, et de la raison individuelle. À la fin du XVIIIes., la recherche de l'émotion anime les courants parallèles et souvent convergents, malgré tout ce qu'on a pu en dire, du préromantisme et du néoclassicisme. Cette recherche domine les réflexions des théoriciens qui mettent en cause les règles classiques, en particulier Louis Sébastien Mercier. Contre l'Art poétique de Boileau, ils vantent l'imagination et la sensibilité comme principes de création. Lassés des symétries des jardins à la française, ils s'enthousiasment pour la nature sauvage qu'ils vont chercher au bord de la mer ou en montagne. Ils échappent au carcan rationaliste dans la rêverie, le souvenir et la mélancolie. Ils découvrent les ressources de l'imagination et de la mémoire.
Le « néoclassicisme »
Il correspond à une meilleure connaissance de l'Antiquité, renouvelée par les fouilles archéologiques et par l'érudition de savants comme Winckelmann. Il prône, contre les mignardises du rococo et les afféteries de la mondanité, les grands sujets, l'héroïsme et le patriotisme. Si différents soient-ils, les deux frères Chénier sont les représentants de la littérature néoclassique : héritiers de l'art grec et romain, ils sont soucieux d'exprimer la modernité. À leurs côtés, la poésie révolutionnaire et les nombreuses tentatives épiques sont les équivalents littéraires, parfois décevants, des réussites plastiques de David ou Canova.