Chine (suite)
Apogée du théâtre littéraire
On continue sous les Ming d'écrire des zaju – en tout plus de 500 –, redevables à quelque 200 dramaturges qui font évoluer le genre au risque parfois d'en ébranler la belle mécanique. Mais cette époque est surtout réputée pour ses dramaturgies dites « du Sud ». On décline l'art dramatique selon deux modes : une mouture libre et plus longue du zaju, le nanxi (ou théâtre du Sud), dont il reste bien peu de témoignages et qui aurait pu, selon certains, se développer indépendamment des dramaturgies nordistes, voire même antérieurement à elles, avant d'évoluer vers le chuanqi qui s'imposa comme le genre majeur de la période pendant laquelle quelque 740 auteurs composeront 2 600 pièces, dont seules 600 nous sont parvenues. Le lyrisme parfois débridé des pièces et la prédilection des auteurs pour le répertoire sentimental vont contribuer à l'adhésion d'un large public. La musique d'accompagnement se fait plus suave, épousant avec plus de souplesse les méandres parfois embrouillés de la pensée. La dramaturgie évolue dans la même direction. Celle issue de Kunshan fut la plus prisée et imposa l'usage quasi général du parlé très chantant de cette région du Jiangsu proche d'un des grands centres culturels de l'époque, Suzhou. Ses mélodies harmonieuses et raffinées, avec accompagnement de flûtes traversières en bambou et des instruments à cordes, furent adaptées pour le théâtre par le musicien Wei Liangfu. Vers 1550, celui-ci écrivit la première partition du style kunqu, qui allait occuper la première place dans la création dramatique chinoise pendant deux siècles. Alors qu'en général le zaju ne tolérait qu'un chanteur par acte, le chuanqi offre la possibilité à tout acteur de faire valoir ses capacités vocales. Bien sûr, les personnages principaux, comme le jeune premier (zhengsheng) et la jeune première (zhengdan), ont la prééminence mais plus le monopole des passages chantés (chang), réservé dans le zaju aux zhengmo et zhengdan. Du reste les troupes semblent plus fournies et mieux organisées. Elles sont sous la direction d'un patron qui fait appel à des maîtres de comédies pour la formation des acteurs. Certaines sont indépendantes, d'autres attachées soit à la cour, soit à des clans mandarinaux ou encore à de riches propriétaires. Mais ce n'est pas forcément pour elles qu'on écrit. Les dramaturges perdent facilement de vue la destination première du livret. Ceux-ci sont si longs qu'ils ne sont que fort rarement, sinon jamais, donnés en entier. Les troupes n'inscrivent à leur répertoire que les scènes les plus marquantes, qui sont choisies juste avant leur passage en scène. Libres de composer à leur guise, les auteurs pensent avant tout à l'élégance des passages poétiques, bâclant trop souvent les dialogues auxquels l'amateur ne prête du reste guère d'attention ; ils sont souvent destinés à accompagner un texte destiné à la lecture silencieuse qui circule en édition luxueuse bardée de fins commentaires de mélomanes avertis. Ce théâtre littéraire livre à la littérature chinoise quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. L'un d'eux, l'Épingle de tête en épine ou Jingchaiji, attribué à Ke Danqiu, s'inspire d'un fait divers tragique. Mais, marque des temps nouveaux, la magie du théâtre amène un dénouement heureux, permettant grâce à une « réunion finale », ou quanyuan, la résolution de toutes les tensions accumulées. Les soixante meilleures productions Ming ont été réunies et éditées par Mao Jin (1599-1659). On y retrouve naturellement celles de Tang Xianzu (1550-1617), dont le Pavillon des pivoines, mais aussi celles de Shen Jin (1553-1610), lequel prônait un retour à la simplicité. L'ensemble reprend aussi des chuanqi plus directement divertissants comme Rugissements de lionne, que Wang Tingna (vers 1596) consacra aux rapports souvent conflictuels entre mari et épouses. Le choix oublie pourtant l'Histoire de l'épée précieuse (1547), un des trois chuanqi de Li Kaixian (1502-1568) qui fit passer à la scène des épisodes du fameux roman Au bord de l'eau. Les liens entre création dramatique et le roman sont encore plus marqués à la fin des Ming. Certains lettrés iconoclastes, comme Feng Menglong (1574-1646), officient sur les deux pans avec la même énergie.
L'art dramatique sous les Qing (1644-1911)
Li Yu (1611-1680), la figure la plus marquante de la période suivante, est lui aussi très impliqué dans ce mouvement, étant tout à la fois auteur de romans et d'une dizaine de chuanqi, dont la plupart sont des comédies pleinement assumées, critique et directeur d'une troupe constituée de ses concubines. Originaire lui aussi de Hangzhou, Hong Sheng (1645-1704) composa 9 chuanqi, dont le seul subsistant, Palais de la longévité (1688), est une nouvelle adaptation (la dixième) des amours de l'empereur Xuanzong et de sa favorite Yang Guifei. Kong Shangren (1648-1718), lointain descendant de Confucius, poète, essayiste, historien particulièrement apprécié de l'empereur Kangxi, est surtout célèbre pour l'Éventail aux fleurs de pêcher (1699), chef-d'œuvre dramatique des Qing qui situe une nouvelle histoire d'amour entre une courtisane et un lettré à l'époque de la chute des Ming, en 1644. Elle ne serait pas étrangère à la disgrâce de Kong, qui fut accusé l'année suivante de corruption et destitué des charges qu'il occupait alors. Il est vrai que cette pièce, comme beaucoup d'autres, permettait d'esquisser, sous le couvert de la narration d'une simple histoire sentimentale à la morale irréprochable, des idées critiques sur certains aspects de la société mandarinale.
Le plus raffiné des genres mineurs. La place du théâtre dans les lettres chinoises est pour le moins paradoxale : l'orthodoxie confucéenne le condamne officiellement, mais ceux qui sont chargés d'en endiguer l'influence s'en régalent ou s'y adonnent soit directement, soit par le biais d'éditions commentées. De fait, les lettrés, en charge ou non, ne pouvaient ignorer ce domaine de la création. Certains s'en servirent même pour révéler leur propre génie : Jin Shengtan (1610-1661) édite et commente le Xixiangi ; d'autres élaborent des tableaux d'honneur (Lü Tiancheng [1580-1618] et ses Catégories théâtrales) ; d'autres vont plus loin. Après Wang Jide (mort en 1623), qui ouvrait timidement une voie à l'élaboration d'une dramaturgie avec ses Règles pour le théâtre (1610), Li Yu livre, en 1671, la synthèse de ses vues sur un art qu'il pratiqua avec passion, dans les deux chapitres liminaires de ses Notes jetées au gré du sentiment d'oisiveté. Il y rappelle que « la destination première d'une pièce est la scène » et affirme que « la composition dramatique n'est pas une voie mineure ». Pour lui, « il n'y a pas plus d'art majeur que d'art mineur, l'important est d'exceller dans la voie choisie ».