Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
V

Verlaine (Paul Marie) (suite)

Retour en France, Sagesse, Jadis et Naguère

En octobre 1877, de retour en France, il est engagé comme professeur à Rethel, où il se prend d'une profonde affection pour un jeune élève, Lucien Létinois, avec lequel il se rend en Angleterre (août 1879), avant de s'installer avec lui à Juniville près de Rethel, où les rejoignent les parents de Lucien (mars 1880). Converti, reniant l'inspiration de l'expérience vécue auprès de Rimbaud, Verlaine pense trouver dans la foi un appui et un horizon, résoudre en le stabilisant le conflit entre « la vie » et « l'art » sans s'exposer à des conséquences irréversibles. C'est V. Palmé, le directeur de la Société générale des librairies catholiques, qui édite Sagesse en décembre 1880 : recueil disparate, Sagesse témoigne de cette nouvelle direction que Verlaine veut donner à son œuvre : hormis quelques pièces (« Le ciel est... », « Un grand sommeil noir... », « L'échelonnement des haies... »), qui comptent parmi les plus belles de toute sa production, l'ensemble du recueil résonne d'une vie divisée sur quoi pèse l'épigraphe des décisions de la préface (« Fils soumis de l'Église »). L'ouvrage, imprimé à compte d'auteur, n'a aucun retentissement. C'est encore vers les milieux catholiques que se tourne Verlaine lorsqu'il veut faire paraître son Voyage en France par un Français, écrit en partie en 1880 : le texte en est refusé par la Revue du monde catholique en janvier 1881. C'est qu'en effet Verlaine doit compter avec le semi-oubli dans lequel il est tombé auprès du monde des lettres – dont il est resté éloigné durant une dizaine d'années – et que tentent de conjurer les textes publiés par Vanier dans Paris moderne (juillet 1882), dont l'Art poétique, et la série des Poètes maudits, inaugurée en août 1883 dans Lutèce, consacrée à Tristan Corbière, Rimbaud, Mallarmé, M. Desbordes-Valmore, Villiers et au « Pauvre Lelian » lui-même. Pressé par la nécessité, il entreprend de publier en recueil un ensemble de pièces, anciennes pour la plupart, fragments de projets éclatés et abandonnés (ainsi des pièces provenant des Vaincus mis en chantier en 1869, et de Cellulairement) : d'abord refusé par Charpentier, Jadis et Naguère paraît chez Vanier en janvier 1885, à compte d'auteur.

Derniers textes

À ces déboires s'ajoutent les échecs (la « triste fin » de l'« essai de culture » de Juniville), les hasards malheureux de l'existence (Lucien Létinois meurt en avril 1883), les errances et les impasses (Verlaine est une fois rossé par d'occasionnels compagnons d'orgie) ; il brutalise à nouveau sa mère, qu'il tente d'étrangler (février 1885), et les démêlés avec la justice reprennent (il est condamné à un mois de prison, puis relâché) ; sa mère, enfin, s'éteint le 21 janvier 1886. Guetté par une solitude à peu près totale, nourrissant bientôt des pensées de suicide, c'est dans un grand dénuement qu'il entre à l'hôpital en juillet 1886 – il souffre d'ulcères aux jambes –, inaugurant ainsi le cycle ininterrompu des séjours en hôpitaux dont il consignera les menus épisodes dans Mes hôpitaux (1891). En octobre 1886, il fait paraître plusieurs textes en prose, dont Louise Leclercq, le Poteau, Pierre Duchatelet, bientôt suivis des Mémoires d'un veuf, en novembre de la même année. Depuis le printemps 1886, il vit une passion pour le jeune dessinateur Cazals, avec qui il se brouillera momentanément en 1890 avant de renouer avec une ferveur très atténuée. Lors d'un nouveau séjour à Broussais, en septembre 1887, il travaille à Bonheur, commencé en avril, à Parallèlement, et à Amour, qui sort chez Vanier en mars 1888 ; Amour, qui comprend un cycle L. Létinois, reprend des pièces d'époques antérieures et exhale une ambiance de torturante impuissance (« Jadis déjà ! Combien pourtant je me rappelle »). C'est le même ressassement autobiographique qu'égrènent certaines pièces de Parallèlement (recueil « amer » et « dur », dira Verlaine), jusqu'en une crispation de pastiche (À la manière de Paul Verlaine) ; à la différence des autres recueils, il connaît une certaine faveur, due en partie à sa tonalité érotique (il reprend les pièces des Amies parues sous le manteau à Bruxelles en 1867). Allant de garnis en hôtels louches, il partage sa vie entre les amours d'occasion et des liaisons plus durables, avec Philomène Boudin et Eugénie Kranz. Fin 1890, il donne Dédicaces, et Femmes, publiées à Bruxelles sous le manteau ; puis, au printemps 1891, Bonheur, commencé en 1887-1888, interrompu, et repris de 1889 à 1891, atteste des rechutes du poète, impuissant à maîtriser la gravité du passé qui l'entraîne dans l'orbe d'une nostalgie desséchante (« Je ratiocine »). De même les Chansons pour elle, inspirées par sa liaison avec E. Kranz (ainsi que plus tard – mai 1893 – Élégies et Odes en son honneur) et parues chez Vanier fin 1891, montrent la problématique de l'auteur se déliant dans un appel à la « Nature », qui lui-même tourne court (« Ô le temps béni quand j'étais mystique ! »). En avril 1892 paraissent dans la revue catholique la Bibliothèque du saint Graal les Liturgies intimes, placées sous le signe d'un équivoque reniement de sa foi esthétique (À C. Baudelaire).

   Mais, dans sa « légende », Verlaine est aussi porté par ces parentés : il voisine, dans la bibliothèque de son hôte hollandais, telle qu'il la détaille dans Quinze jours en Hollande, avec Villiers, les Goncourt, Barbey, Bloy. Il est alors l'homme de lettres, « le poëte », sollicité, candidat à l'Académie française, prisonnier complaisant d'une légende qui l'installe dans la postérité de Villon. Il est invité à donner des conférences, en Hollande (novembre 1892), en Lorraine (novembre) puis en Angleterre (décembre 1893). La prospérité relative qu'il doit à ces tournées est de courte durée ; il sollicite (au printemps 1894, puis l'année suivante encore) un soutien auprès du ministère de l'Instruction publique. En juin 1895 paraissent les Confessions, commencées pour le Fin de siècle en mai 1894, où il se dépeint comme « une espèce d'infirme bien-portant » : à partir de juillet 1886, il n'a plus cessé d'être hospitalisé, parfois plusieurs mois d'affilée. Sa santé se détériore ; il écrit encore quelques poèmes (dont Mort !), et s'éteint le 8 janvier 1896, des suites d'une congestion pulmonaire. Invectives, un recueil de piécettes écorniflant faux frères et officiels, paraît chez Vanier en 1896.

Entre sensualité et mysticisme

Homme inquiet, fidèle (cf. sa Ballade en l'honneur de Louise Michel de décembre 1886), mais non dénué de cruauté (cf. la rancœur à l'égard de Mathilde), vulnérable et véhément, habité par la nostalgie d'improbables compromis entre les pôles antagoniques de son mysticisme et de sa sensualité, il a été constamment la proie de déchirements qui se reflètent dans sa vie comme dans son œuvre. Sa carrière, jalonnée de publications à compte d'auteur, ne fut pas triomphale, en dépit d'une consécration tardive (il est élu au principat des poètes en 1894), et qui tourna en partie au malentendu (Verlaine promu « décadent »). Son œuvre, traversée de repentirs et inlassablement en débat avec les sources de son inspiration, a été variablement évaluée par ses contemporains. Des exigences esthétiques, morales ou religieuses, alimentées par les prises de position de Verlaine lui-même, ont donné lieu à divers contresens : ainsi l'œuvre fut-elle jugée à l'aune des tentations d'un Verlaine croyant qui aspirait à la respectabilité de l'écrivain catholique et en place. Il s'offrit alors en victime à la compassion du philistinisme : il postula la candidature à l'Académie, présentée par Lepelletier comme le « reniement courageux du passé turbulent » ; ou encore on prit à la lettre ses proclamations parnassiennes (« Sculptons avec le ciseau des Pensées »).

   Aussi l'originalité de Verlaine était-elle occultée. Pour la reconnaître, il fallut l'admiration de Huysmans, l'estime de Mallarmé ; la critique verlainienne, enfin, a fait justice du scepticisme quant à la compétence du poète (Verlaine n'aurait pas été un écrivain aussi décisif que Baudelaire ou Rimbaud), comme des insurrections moralisantes que suscitait une poésie hantée par la sensualité. Quant à l'inspiration religieuse, elle ne semble guère être parvenue à relancer en Verlaine l'invention formelle ; l'orthodoxie, pour outrée qu'elle soit, signifie à vide, et les emportements du Voyage semblent plus dévots qu'inspirés. Peu amateur de dogmes esthétiques – « Je n'aurai pas fait de théorie » –, en marge du symbolisme qu'il condamne (« les cymbalistes », dit-il en 1891), du Parnasse, qu'il a pourtant côtoyé, du décadentisme, qui voulut voir en lui son initiateur, Verlaine a cependant posé quelques jalons donnant contour à ses ambitions. Ainsi, la Critique des poèmes saturniens (mars 1880) reprend et restitue les thèmes de l'Art poétique : rêve et précision, sincérité et nuance (« l'impression du moment suivie à la lettre »), la réussite du chant verlainien étant due en partie à une métrique exigeante – émancipation du vers grâce au déplacement de la césure, à l'exploration de rythmes impairs. La spécificité de Verlaine ne souffre guère ici de la proximité de Rimbaud, et l'originalité de son apport est à cet égard entière : « Respiration de l'esprit », remarquait Claudel, mais aussi bien l'abrupt amorcé du « senti », une équivoque passivité sans visage du fantasme, une épellation virtuose et discrète, une musique et un ton de liberté qui devaient solliciter l'intérêt de Fauré (la Bonne Chanson), et déboucher sur les réussites d'un Apollinaire, pour finalement trouver un vaste écho (témoins les célébrissimes pièces des Ariettes oubliées, des Paysages belges, ou le non moins célèbre « Colloque sentimental » des Fêtes galantes) auprès d'un public qui lui aura fait si cruellement défaut de son vivant.