science-fiction
La science-fiction dans la « jungle des genres »
Genre littéraire multiforme, hétérogène, en constante évolution, la science-fiction a souvent été définie par ce qu'elle met en scène : son matériel (fusées, inventions techniques), son « personnel » (humanoïdes, robots, extraterrestres), ou des thèmes plus larges (la conquête spatiale, l'après-cataclysme, le voyage dans le temps, les univers parallèles). Cette définition reste imparfaite, en ce qu'elle autorise des confusions avec les genres voisins que sont l'anticipation, l'utopie, l'uchronie ou même le fantastique, autres genres par rapport auxquels il convient de la situer.
Le mot lui-même est récent. Il apparaît en 1926 dans le premier numéro d'un magazine spécialisé, Amazing Stories (publié aux États-Unis), sous la plume d'Hugo Gernsback, qui prend soin de situer cette innovation linguistique en référence à des auteurs connus : Edgar Poe, Jules Verne et Herbert George Wells. En réalité, les thèmes que la science-fiction va développer existent dans de nombreux textes antérieurs, et mêmes contemporains, qui ne relèvent pourtant pas du genre.
La science-fiction se différencie des voyages imaginaires, fussent-ils interplanétaires. Dans l'Icaroménippe (IIe siècle), Lucien de Samosate expédie son philosophe dans la Lune, pour une satire des mœurs terrestres. Tout dans ce voyage et dans la description des sages luniens relève de l'imaginaire ludique. En revanche, lorsque Cyrano de Bergerac, dans Histoire comique contenant les états et empires de la Lune (1657), fait s'envoler Dyrcona depuis Paris, et que celui-ci se retrouve au Québec, une explication rationnelle est donnée : pendant qu'il demeurait immobile dans le ciel, la Terre tournait, ainsi que Galilée l'avait soutenu, et ce malgré sa condamnation. Ce texte est l'un des premiers à donner une dimension nouvelle à l'imaginaire en créant une « expérimentation imaginaire » dans le cadre d'une fiction narrative, mais à partir d'une hypothèse scientifique. La science-fiction naît de cette rencontre entre l'imaginaire purement ludique et les avancées de la pensée scientifique.
Le genre se différencie aussi de l'utopie, qui prend son nom de l'Utopie de T. More (1516). L'utopie met en scène un voyageur arrivant dans un pays présenté par un Sage comme un État gouverné par des lois supposées être les meilleures, et qui constituent pour « des hommes vertueux » une « société heureuse », mais coupée de l'Histoire. Parallèlement, le Sage présente une critique sociale du pays d'origine du voyageur. Le texte utopique est composé de dialogues inégaux où le sage a la parole et où le voyageur acquiesce en manifestant son enthousiasme. Dans la science-fiction, on peut très bien rencontrer des états d'utopie, mais c'est le récit qui est le plus important, et non les discours comme dans l'utopie.
En revanche, la fin du XIXe siècle a vu naître la dystopie (ou contre-utopie), davantage proche de la science-fiction, et dont le meilleur exemple est sans doute 1984 de G. Orwell (1948). Dans la dystopie, le projet utopique est présenté comme réalisé : les bonnes lois sont appliquées et tout le monde est donc censé être heureux. Mais cette réalisation n'est pas, comme dans l'utopie, présentée par les yeux du Sage ou des gouvernants. Elle est vécue au quotidien par des habitants du lieu, qui subissent ces lois, dont on s'aperçoit alors, à leur souffrance, qu'elles ne sont pas aussi bonnes que le discours officiel le prétend. Ce renversement du point de vue passe par la révolte d'un héros, qui retrouve lucidité et conscience de soi, en général après une rencontre avec l'amour (évidemment interdit). La mise en scène de cette révolte dans le cadre d'un récit, les péripéties de la lutte font de ces textes des parents proches de la science-fiction, d'autant que ces dystopies se situent dans l'avenir, comme on le voit avec 1984 (écrit en 1948) ou le Meilleur des mondes (1932) de A. Huxley, qui se situe en l'an 2500. Il en va de même du roman les Monades urbaines de R. Silverberg (1971), où un historien d'un futur surpeuplé se penche sur notre présent pour repenser ce qu'est l'intimité.
Autre genre proche de la science-fiction, l'uchronie. L'inventeur semble en avoir été Pascal avec sa proposition « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé ». Le terme est inventé par J. Renouvier (1857) et présenté par lui comme une « utopie dans l'Histoire » ou encore une « histoire apocryphe ». Qu'aurait été l'Europe si Napoléon avait vaincu à Waterloo ? Si Hitler avait conquis l'U.R.S.S. ? Selon la manière dont l'écrivain aborde ces questions, sous forme d'une Histoire ou sous une forme plus narrative, il s'approche plus ou moins de la science-fiction. Le roman de Ph. K. Dick le Maître du haut château (1962), qui pourtant a reçu le prix Hugo, suprême récompense pour un auteur de science-fiction, est de fait une uchronie, puisque situé dans un monde où le Japon a vaincu les États-Unis à l'issue de la seconde Guerre mondiale. On pourrait en dire autant de Pavane, le roman de K. Roberts (1968), où l'Invincible Armada de Philippe II a gagné les côtes anglaises et où, le catholicisme régnant sur l'Europe, la science y est tenue pour matière diabolique.
Enfin, il convient de distinguer la science-fiction de l'anticipation. Si une majorité des romans de science-fiction situent dans un futur plus ou moins lointain les aventures de leurs héros et les inventions qui en rendent certains aspects possibles, l'ancrage dans le futur n'est ni suffisant ni nécessaire. Il n'est pas suffisant s'il s'agit du seul changement de lieu et de temps : le remplacement des diligences par des cargos de l'espace, des chevaux par des fusées, des revolvers par des épées laser et l'adoption des costumes afférents ne fait pas la science-fiction : qu'on se reporte aux différentes « Guerres des Étoiles ». Le futur n'est pas non plus une condition nécessaire à la science-fiction, comme le montre le texte de Sprague de Camp De peur que les ténèbres (1949), pourtant véritable récit de science-fiction : un homme de notre époque se trouve envoyé dans la Rome du VIe siècle, où il tente de développer des inventions comme la presse à imprimer pour que l'Europe évite ce qu'il pense être le trou noir du Moyen Âge. De même les récits du récent style « steampunk ». On y assiste à la re-création d'un XIXe siècle virtuel, où les poètes romantiques rencontrent les créateurs de la future société industrielle (K. Jetter, Machines infernales. Fantaisie baroque des temps victoriens, 1987). Il s'agit là non pas d'une véritable uchronie, mais d'une sorte d'univers parallèle, thème propre à la science-fiction.
En conséquence, on peut définir la science-fiction littéraire comme un genre de fictions narratives qui mettent en place des aventures afin d'explorer des mondes inventés. Ces inventions ont pour moteur des « expérimentations imaginaires », en relation avec des éléments de vraisemblance obtenus par l'emploi de thèmes et de notions utilisant un vocabulaire scientifique ou technique. L'une des visées de ce genre est de créer une sensation d'émerveillement ou de sidération devant des futurs ou des univers possibles : le « sense of wonder ».
L'invention de la science-fiction
Même si c'est aux États-Unis que, depuis les années 1930 environ, se développe l'imaginaire de la science-fiction dans le cadre de revues spécialisées, ce genre avait vu certains des thèmes qu'il traite inventés auparavant en Europe et même, antérieurement, aux États-Unis.
C'est le cas du voyage dans un monde du futur avec L. S. Mercier, l'An 2440 (1770), mais le voyage temporel qui conduit le héros de 1770 à 2440 se fait dans le cadre d'un long sommeil. On notera la différence avec le voyageur de la Machine à explorer le temps de H. G. Wells (1895), où le voyage temporel est d'abord justifié par analogie avec la vie de chacun comme voyage, puis techniquement cautionné par un recours à une machine. Même si le fonctionnement de celle-ci est peu explicité, la « suspension d'incrédulité » est obtenue par le recours à un vocabulaire technique. De même l'invasion de la Terre par des extraterrestres est traitée à la fois par Rosny aîné dans les Xipéhus (1887) et par Wells dans la Guerre des mondes (1897). Le texte de Wells s'appuie à la fois sur les découvertes de son époque concernant Mars, et sur le traitement que les Occidentaux infligent aux peuples colonisés. Les développements de la médecine sont extrapolés par Wells, qui tente de faire rapidement passer les animaux à une forme humaine par la chirurgie et l'hypnose dans l'Île du Docteur Moreau (1897), et par Maurice Renard, qui greffe des cerveaux dans le Docteur Lerne, sous-dieu (1912). Un autre aspect de l'extrapolation des thèses darwiniennes se marque avec la Race à venir de Bulwer-Lytton (1871). Avec Frankenstein ou le moderne Prométhée (1818), Mary Shelley avait inventé le thème de la création d'un homme par la science, rivalisant de façon blasphématoire avec le Créateur. Les voyages interplanétaires aussi avaient été envisagés : Jules Verne avait envoyé ses héros autour de la Lune, comme il les avait immergés vingt mille lieues sous les mers. R. Barjavel, en 1944, avec le Voyageur imprudent, avait inventé le « paradoxe temporel » : si, voyageant dans le passé, j'en viens à tuer mon père, que se passe-t-il pour moi ?
Aux États-Unis aussi, avant 1926, des thèmes avaient été traités. Edgar Poe inventait le thème des ruines futures et de l'erreur des archéologues dans Mellonta tauta (1849) : une voyageuse nous fait visiter les ruines de New York. Elle nous donne à lire des mots déformés de la langue future : on y trouve l'Yurop, les Vrinçais, les Amriccains, un philosophe ancien Aries Tottle, et un autre, Neuclide. Mark Twain avait anticipé sous un aspect peu sérieux les voyages temporels avec Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur (1889). J. London nous propose une vision terrifiante du futur avec le Talon de fer (1907). E. R. Burroughs, en 1917, publiait les Conquérants de Mars. En 1922, il entame avec Au cœur de la Terre le cycle de Pellucidar.
Mais la publication de ces récits dans des magazines ou des collections généralistes, ou sous forme dispersée, empêche la production d'un « effet de genre ». C'est Hugo Gernsback qui lancera l'impulsion décisive dans les années 1920, d'une part en créant un magazine spécialisé, Amazing Stories, qui sera suivi de nombreux autres, et d'autre part en permettant, par le courrier des lecteurs, aux amateurs de se connaître, de se rencontrer et de créer des « conventions » puis des récompenses, comme le prix Hugo. L'imaginaire de la science-fiction s'est ainsi répandu comme une nouveauté, aux États-Unis d'abord, puis au-delà après la Seconde Guerre mondiale : en Occident, mais aussi en U.R.S.S., avec les frères Strougatski (Il est difficile d'être un dieu, 1964), en Pologne avec S. Lem qui invente dans Solaris (1961) un univers jusque-là impensable, et en Inde avec le premier roman de S. Rushdie, Grimus (1975). Il a donc partout suscité des émules, qui ont commencé par imiter la science-fiction nord-américaine, puis se sont mis à inventer des mondes en se servant de leur imaginaire culturel propre. C'est ainsi que se sont constituées des science-fiction japonaise, russe et française, sans oublier la science-fiction anglo-saxonne qui, grâce à la communauté de langue avec les États-Unis, s'est développée au point de l'influencer dans le cadre de ce que l'on a nommé la « new wave », dont il sera question plus loin.