Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)
La dramaturgie : un comique spectaculaire
Pour comprendre le travail de Molière écrivain, il ne faut pas le séparer de ses préoccupations d'acteur, de metteur en scène et de directeur de troupe. Ses textes, quoique souvent rédigés à la hâte, sont efficaces parce que, composant en ayant à l'esprit la scène et ses exigences, les acteurs et leurs particularités, il les conçoit en termes de spectacle. L'Impromptu de Versailles est à cet égard particulièrement révélateur. Molière y apparaît sur scène dans l'exercice de ses diverses fonctions, et les options principales de son esthétique se trouvent mises en lumière par le jeu du « théâtre dans le théâtre ». Il apparaît soucieux de ne jamais séparer satire sociale « vraisemblable » (on doit s'y reconnaître) et efficacité scénique (il faut faire rire). Mais le goût de l'époque exigeait aussi que l'on respectât les bienséances, et les ennemis de Molière ne cessèrent de lui reprocher de heurter les bonnes mœurs. Il est exact qu'il y a dans son théâtre des jeux de scène ou de mots plus que hardis, y compris dans les pièces les plus soutenues. Molière se défendait en soulignant, d'une part, que ses détracteurs, prudes en paroles et débauchés en action, n'étaient que des hypocrites, et, d'autre part, que ces équivoques étaient dans la logique des caractères de ses personnages. Il faisait ainsi intervenir une autre notion clef de son esthétique : le « naturel ». Celui-ci n'exclut pas la caricature. Il ne suppose pas non plus des personnages doués d'une grande « épaisseur » psychologique. Il signifie que l'on représente les comportements en ce qu'ils ont d'authentique et de typique à la fois. Car le « naturel » tel qu'il le conçoit n'exclut pas le jeu de « masques » : au contraire, il utilise les masques pour dénoncer les vices du comportement.
Enfin et surtout, Molière a le souci du comique. Le schéma premier de ses intrigues est en général simple : jeu du trompeur-trompé dans les farces ; conflit entre un couple de jeunes gens et des parents qui veulent les empêcher de s'aimer, ou bien, très simplement, comique né des contretemps que doit essuyer un amoureux désireux de s'entretenir avec sa belle (c'est la structure du Dépit amoureux, des Fâcheux et, en dernière analyse, du Misanthrope). Toutes les pièces recourent à de nombreux effets visuels (gestes, costumes, jeux de scène) : dans Monsieur de Pourceaugnac (1669), comédie-ballet, celui-ci, embarrassé dans des vêtements féminins, est poursuivi par des médecins qui veulent lui faire tâter de leurs clystères ; le Tartuffe, la scène 5 de l'acte IV montre Orgon caché sous la table, tandis qu'au-dessus de sa tête l'hypocrite essaye de séduire sa femme. Dans son jeu d'acteur, Molière interprétait de préférence les personnages les plus bouffons et affectionnait les effets caricaturaux : silhouette voûtée, roulant des yeux, parlant d'une voix embrouillée, avec des costumes et des maquillages outrés, des poses grotesques.
Un comique qui dérange
Nombreux sont les critiques qui ont voulu faire de Molière un donneur de leçons morales, un propagandiste du « bon sens » et du « juste milieu », et ils ont cherché dans ses personnages ceux qui pouvaient être ses porte-parole, les sages qui s'opposent aux fous, en proie à leurs obsessions. Or, si Molière pensait que la comédie doit corriger les mœurs, il n'écrivait pas, pour autant, des pièces « à thèse ». En réalité, tous les thèmes qu'il aborde offrent des ressources dramaturgiques : un pédant ou une précieuse, c'est quelqu'un chez qui le langage se détraque ; un médecin et son malade, c'est encore l'exercice d'un langage extravagant, et un rapport de pouvoir ; un couple mal assorti, c'est un rapport de forces en conflit. La critique des institutions est intimement liée à une exploitation « dramatique » : il ne s'agit pas d'exprimer une prise de position (sinon ambiguë et masquée), mais de représenter des débats et des conflits.
Molière est un observateur attentif du monde social, on pourrait aller jusqu'à dire un sociologue avant la lettre. Il traduit et trahit la problématique des relations entre une classe aristocratique en crise (noblesse de cour réduite à l'impuissance politique et vouée à des activités futiles dans le Misanthrope ; noblesse exploitant la « roture » d'une manière éhontée dans George Dandin ou Dom Juan) et une bourgeoisie soucieuse de s'élever sans y réussir, à l'image de M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme. Il représente (sans prendre parti) les composantes nouvelles de la question fondamentale des rapports entre hommes et femmes : les femmes peuvent-elles être savantes, doivent-elle faire des études ? Les filles peuvent-elles choisir leurs maris ? (l'École des maris, 1661). Il étudie aussi de près (et à chaud) les caractéristiques propres du champ culturel (la Critique de « l'École des femmes », le Bourgeois gentilhommme).
Les contradictions sociales sont particulièrement aptes à s'incarner dans des héros à deux faces : d'où la place capitale des hypocrites, et le rôle de « révélateurs » d'un Dom Juan et d'un Tartuffe (antihéros que déjà les contemporains s'efforcèrent d'exorciser), comme celui d'un Alceste (le misanthrope) qui refuse de jouer le jeu social. Le ridicule du personnage comique naît apparemment de son écart avec la norme (il n'a pas les usages du monde, l'âge d'épouser un tendron, le sens du raisonnable). Mais Molière laisse entendre que c'est la société qui produit ces écarts (malgré l'ambiguïté de ses maniaques, qui virent à la folie), et il a une idée très nette de la force des structures sociales : le libertin Dom Juan envisage, pour sa propre sauvegarde dans le monde des hommes, de devenir hypocrite, le misanthrope doit abandonner le terrain. Mais est-il sûr qu'ils avaient totalement raison ?
Au bout du compte, l'ennemi principal est le fanatisme, celui de tous ceux qui se font « dévots » au service d'une vérité (« scientifique » comme celle des médecins, religieuse, et même celle de l'« esprit fort », Don Juan, qui « croit » seulement « que deux et deux sont quatre », III, 3), et qui sont tellement sûrs (par bêtise, par folie individelle et/ou collective) d'avoir raison qu'ils font le malheur de ceux qui les entourent et détraquent le fonctionnement familial ou social. D'où la nécessité du rire, à la fois délicieuse et passagère correction morale (« on veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule », préface du Tartuffe), avertissement de ne pas se prendre trop au sérieux, et réflexe de défense pour le créateur qui a pris le parti de refuser un tragique pourtant latent dans le dérisoire.