Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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propriété (droit de), (suite)

Un droit pragmatique et confus.

• L'origine du système de propriété qui subsistera jusqu'à la Révolution est à rechercher dans le colonat du Bas-Empire romain : étranger aux définitions classiques, il prévoit qu'en échange de redevances diverses, le grand propriétaire concède à des colons l'exploitation de parcelles du domaine, tandis que des esclaves cultivent la part qu'il se réserve. Le désordre ambiant interdit de contrôler les rapports entre maître et tenanciers. La dépendance personnelle, d'abord de fait, devient de droit au IVe siècle, lorsqu'une constitution impériale fixe le colon à la terre concédée. Ainsi se met en place un modèle de propriété qui est à la fois pouvoir sur le sol et assujettissement de ceux qui l'exploitent.

Le Moyen Âge, avec le régime féodo-seigneurial, démultiplie les concessions foncières : à la mise en valeur économique de la tenure roturière par les manants s'ajoute le fief, tenure noble, concédée à des fins politiques. La dépendance personnelle subsiste : implicite dans le contrat de censive, liée à l'acte de foi et d'hommage joint au contrat de fief. Cette organisation foncière, qui hiérarchise les terres, les hommes et leurs pouvoirs respectifs sur les biens, se complique des effets d'une structure sociale corporatiste qui accorde également des droits spécifiques au lignage et aux communautés, familiale et villageoise. Ces maîtrises multiples s'enchevêtrent et se combinent dans un ordre chrétien dominé par une vision spiritualiste de la société, qui considère que seul Dieu est maître de la matière et qu'il en délègue l'usage aux hommes. La propriété foncière, dite « saisine », est donc exclusivement perçue dans sa productivité, dans ses utilités. Or, comme un même fonds fournit des utilités multiples, il peut faire l'objet d'autant de saisines qu'il produit d'utilités différentes, chacune détenue par un groupe distinct. Au XIXe siècle, on parlera de « propriétés simultanées ».

Au XIIe siècle, la (re)découverte du droit romain classique révèle autre chose : la proprietas (ou dominium) y est corporelle : elle absorbe toutes les utilités du bien ; elle est appropriation de la matière, maîtrise souveraine de la chose. Il y a loin de cette conception de la propriété aux pratiques médiévales. Le droit romain, prestigieux, va imposer ses termes : « saisine » a désormais, pour synonymes, « propriété » ou « domaine » et, pour distinguer les diverses maîtrises, on accole des adjectifs aux nouveaux vocables : « éminent » pour le concédant, « utile » pour le tenancier. Mais les usages triomphent, pour l'heure, d'un droit importé : les anciennes coutumes subsistent, éclairées peu ou prou d'explications savantes.

Dès le XVe siècle, le régime féodo-seigneurial, bâti autour du fief, s'essouffle. Persistent néanmoins, jusqu'à la Révolution, une structure sociale fortement corporatiste et un système d'exploitation fondé sur la concession foncière, qui définissent un droit de propriété toujours analysé en une jouissance d'utilités doublée de dépendance personnelle. Taxes et services divers déterminent la situation économique et sociale de chacun.

Un droit raisonné.

• Si les usages demeurent, les idées cependant font leur chemin. Aux arguties savantes des juristes s'ajoutent peu à peu les réflexions philosophiques. Les humanistes, qui voient dans l'individu le fondement de tout système juridique, font de la propriété un droit subjectif et rationnel. Au XVIIe siècle, les jusnaturalistes vont plus loin encore, en posant, avec Locke, que l'homme, maître de son corps et de ses facultés, porte en lui, par essence, un droit de propriété dès lors naturel. Un siècle plus tard, les physiocrates revendiquent la liberté de disposition du propriétaire, au nom de nécessités économiques, et proposent ainsi un autre contenu au droit de propriété.

Sans adhérer à tous les arguments avancés, sans toujours les comprendre dans leur intégralité, les paysans y sont sensibles, accablés qu'ils sont de redevances et de services d'autant plus minutieusement perçues et exigés que l'inflation et les crises du XVIIIe siècle finissant les rendent souvent insuffisants pour assurer le train de vie de leur bénéficiaire. De jour en jour, la terre nourricière assujettit un peu plus celui qui l'exploite. La libération de l'homme passe donc nécessairement par celle du sol. Toutes idées qui inspireront bientôt la Révolution.

Dans la nuit du 4 août, l'ancienne organisation foncière est abolie : le décret des 7-11 août 1789 puis la loi du 17 juillet 1793 mettent en forme juridique les principes proclamés. Parce que, depuis des siècles, la terre aliénait l'individu, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen définit le droit de propriété à l'égal de la liberté, « naturel et imprescriptible » (article 2), « inviolable et sacré » (article 17). Afin qu'il ne reste pas vain, on nationalise les biens du clergé et ceux des émigrés, pour les redistribuer et réaliser la plus grande mutation foncière de tous les temps. On parachève la réforme en adoptant un droit successoral égalitaire, qui met un terme définitif aux prétentions des groupes familiaux et interdit la reconstitution des grands domaines d'antan. En 1804, le Code civil, en quelques mots, fait de la propriété le droit d'utiliser le bien, d'en disposer librement, d'en percevoir les fruits ; c'est un droit désormais absolu, exclusif, perpétuel.

Cependant, au lendemain de la première révolution industrielle, cette conception novatrice, conjuguée aux effets de l'individualisme libéral, engendre de cruels abus, largement dénoncés par l'idéologie socialiste. Injustement répartie, profitant abusivement au fort au détriment du faible, la propriété, qui avait été l'outil de la libération individuelle, la condition de l'égalité, est devenue bourgeoise et égoïste. Aussi est-elle contestée dans sa souveraineté. Sans aller jusqu'à affirmer avec Proudhon que « la propriété, c'est le vol », certains auteurs soulignent sa fonction sociale : parce que l'homme est avant tout un être social, il a, disent-ils, lorsqu'il est propriétaire, une obligation envers la collectivité. D'où la nécessité de surveiller étroitement l'exercice de ce droit, et d'en reconsidérer l'objet.