Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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déchristianisation. (suite)

Le terme de « déchristianisation révolutionnaire » s'est ainsi imposé aux historiens de la Révolution pour décrire la politique religieuse conduite depuis la mise en place de la Terreur à l'automne 1793 jusqu'à la tentative de pacification menée par Bonaparte à partir de 1800. On parle de « déchristianisation négative » pour désigner la fermeture des lieux de culte, la vente des chapelles et des sanctuaires, la destruction ou la fonte des reliques, des statues et du mobilier liturgique et ecclésiastique, la réquisition des lettres de prêtrise, l'abdication volontaire ou contrainte des ministres du culte, l'incitation parfois violente au mariage des anciens desservants catholiques, l'expulsion, l'arrestation, l'emprisonnement, la déportation ou l'exécution (pour un millier d'entre eux environ) de nombreux prêtres. La « déchristianisation positive » s'exerce à travers l'introduction d'un nouveau calendrier partagé en décades (ce qui exclut le repos dominical du jour du Seigneur) et laïcisé, l'instauration de nouveaux cultes (culte de la Raison, puis de l'Être suprême, en l'an II ; culte décadaire et culte théophilanthropique, sous le Directoire) promus et encouragés par l'État républicain, et l'avènement d'une éthique et de formes de sacralité laïques (catéchismes républicains, liturgies civiques, fêtes révolutionnaires, culte des martyrs de la Révolution, « saintes patriotes » de l'Ouest).

Déchristianisation passive : la mesure du détachement religieux.

• Le terme de déchristianisation a cependant glissé, dès l'aube du XXe siècle, vers une seconde acception, non plus active mais passive, non plus offensive mais purement descriptive. « Déchristianisation : action de déchristianiser, de se déchristianiser », indique désormais le Larousse du XXE siècle. Le passage à la forme pronominale conduit ainsi d'une incrimination de l'action des adversaires du christianisme à une constatation de l'ampleur prise par le processus de détachement religieux qui éloigne une partie grandissante des fidèles de l'Église catholique d'une pratique régulière de ses sacrements et d'une observation effective de ses commandements. Une abondante littérature d'origine cléricale - depuis les interventions amères des prêtres de paroisse aux congrès ecclésiastiques de Reims (1896) et de Bourges (1900) jusqu'aux reportages alarmants du Père Lhandes sur la situation religieuse de la périphérie de Paris dans l'entre-deux-guerres (le Christ dans la banlieue, la Croix sur les fortifs) - s'efforce d'attirer l'attention des autorités religieuses et des croyants sur la profondeur et la gravité que revêt la déchristianisation des masses, urbaines et ouvrières en premier lieu, mais aussi rurales. Le livre décisif que publient en 1943 les abbés Godin et Daniel, la France, pays de mission ?, marque l'apogée d'une prise de conscience des phénomènes de détachement religieux en milieu urbain. Dans ces « pays de mission », constatent les deux auteurs, « les institutions sont païennes, le climat est païen, les individus sont païens ; la loi naturelle se trouve ramenée à si peu de chose que la conscience ne réagit qu'irrégulièrement et incomplètement. Des traditions chrétiennes, pas de traces ; elles sont restées en Bretagne, en Auvergne ». Et de proposer, pour la France métropolitaine, une stratégie de reconquête spirituelle fondée sur l'expérience des mouvements d'Action catholique ouvrière et sur le recours au modèle de la mission entendue comme « annonce de la Bonne Nouvelle à des hommes qui l'ignorent ». Dans le lexique catholique des années trente et quarante, la référence à la déchristianisation est à la fois entendue comme un constat de défaite et une exigence de renouvellement.

La déchristianisation mesurée : genèse de la sociologie religieuse.

• C'est dans ce contexte culturel que naît et s'affirme une discipline nouvelle, qui prendra le nom de sociologie religieuse. Ses fondateurs, le juriste Gabriel Le Bras (1891-1970), historien du droit canon, et son principal disciple, le chanoine Fernand Boulard (1898-1977), appartiennent tous deux à un milieu d'intellectuels catholiques militants, soucieux de passer du constat à la mesure, de la déploration des « temps mauvais » à la description quantitative des phénomènes, et de faire bénéficier la réflexion pastorale des acquis de la sociologie. Dans un article publié en 1931 dans la Revue d'histoire de l'Église de France, Le Bras appelle ainsi à « une enquête sur la pratique et la vitalité religieuses du catholicisme en France » et propose un vaste programme de relevé systématique des indices permettant de mesurer l'état de la déchristianisation. L'assistance à la messe dominicale (les « messalisants ») et, surtout, la participation à la communion pascale, prescrite par les commandements de l'Église (les « pascalisants »), constituent les deux critères principaux d'une approche statistique rigoureuse des comportements religieux, auxquels viendront s'ajouter plus tard d'autres indices : les baptêmes, mariages et sépultures civils, le recrutement sacerdotal, le respect du délai de baptême et des interdits pour les mariages, l'ampleur des pratiques contraceptives réprouvées par l'Église, etc.

Un instrument de mesure de la déchristianisation : la Carte Boulard.

• Dès 1947, le chanoine Boulard est à même de fournir une Carte religieuse de la France rurale qu'il ne cessera d'affiner. Celle-ci met en évidence l'extraordinaire disparité de la pratique religieuse dans les campagnes. On y distingue nettement les « pays chrétiens » (au moins 45 % d'adultes pratiquants) de la Bretagne et de l'Ouest intérieur, du Cotentin et du pays de Caux, de la Flandre et du Boulonnais, de la Lorraine, de l'Alsace et de la Franche-Comté, de la Savoie, du Forez, des hautes terres du sud-est du Massif central, du Pays basque et du Béarn ; les « pays indifférents à traditions chrétiennes », marqués par un « conformisme saisonnier » ; et, surtout, les « pays de mission » (au moins 20 % d'enfants non baptisés) de certains cantons du Limousin, de la basse Bourgogne, de la Champagne méridionale, de la Brie et du Beauvaisis.