Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Juifs (suite)

Avant même l'expulsion des Juifs d'Espagne (1492), puis du Portugal (1496), les marranes de la péninsule Ibérique, Juifs qui ont été contraints d'abjurer leur foi pour se convertir au catholicisme, gagnent le sud-ouest de la France. Ils sont officiellement catholiques et bénéficient des facilités accordées aux étrangers. Les lettres patentes de 1550, accordées par Henri II à Saint-Germain-en-Laye, assurent une base légale à leur installation en France. À la fin du XVIe siècle, l'immigration marrane connaît un renouveau. En 1685, l'attitude des autorités face à tous les non-catholiques se radicalise. Mais la révocation de l'édit de Nantes ayant entraîné la fuite des protestants, des difficultés économiques surgissent et l'importance des Juifs s'accroît. Les convertis abandonnent progressivement l'observance des rites catholiques. En 1723, après une nouvelle menace d'expulsion annulée par le versement d'une forte somme d'argent, le renouvellement de lettres patentes de protection fait explicitement référence aux Juifs. Leurs relations avec la population locale restent toutefois tendues ; si l'attitude des administrations municipales à leur égard varie d'une ville à l'autre, c'est l'autorité royale qui garantit en dernier ressort leurs droits. Les Juifs du Sud-Ouest sont surtout des commerçants, mais nombreux sont ceux qui exercent la profession d'industriel ou de médecin.

À la veille de la Révolution, on compte 40 000 Juifs à l'intérieur des frontières actuelles de la France. 25 000 résident en Alsace, répartis dans diverses petites communautés, 7 500 dans le Messin et en Lorraine, 3 500 dans le Sud-Ouest et 2 500 dans le Comtat Venaissin. Il s'agit dans l'ensemble d'une population rurale ou semi-rurale. Quelques familles juives se sont installées à Paris au XVIIIe siècle et représentent 500 à 700 personnes vers 1780.

De l'émancipation aux années noires de Vichy

Les droits de citoyen sont d'abord accordés aux Juifs portugais, espagnols et avignonnais, le 28 janvier 1790. Le 27 septembre 1791, sur le point d'achever ses travaux, l'Assemblée constituante émancipe tous les Juifs qui deviennent citoyens à condition de renoncer à leur statut communautaire. La voie de l'intégration dans la société française leur est officiellement ouverte.

Durant la période napoléonienne, l'organisation du culte se consolide. L'Empereur convoque à Paris une assemblée de notables choisis par les préfets. Ses travaux (26 juillet 1806-6 avril 1807), auxquels une sanction religieuse est conférée par la réunion d'un grand sanhédrin (février-mars 1807), aboutissent à la promulgation, le 17 mars 1808, de trois décrets. Les communautés autonomes sont désormais remplacées par un Consistoire central (en 1808 à Paris) et des consistoires départementaux dans les départements comptant au moins 2 000 Juifs (7 consistoires en 1809). Une organisation hiérarchisée et centralisée, dominée par les laïcs, se met en place, chargée de l'administration du culte, des actions de bienfaisance et de l'encadrement de la jeunesse par la création d'écoles primaires pour les enfants pauvres et d'écoles professionnelles. Une taxe cultuelle est imposée en 1811 mais ce n'est guère qu'en 1831, sous la monarchie de Juillet, que les rabbins sont rémunérés par l'État, à l'instar des autres ministres du culte. Le troisième décret permet la réduction des créances juives, voire leur annulation ; ce « décret infâme » ne sera pas renouvelé en 1818 par Louis XVIII. Enfin, un décret du 20 juillet 1808 oblige les Juifs à faire enregistrer leur patronyme et prénom à l'état civil.

La construction de grandes synagogues (250 sont édifiées en France, de 1791 à 1914) témoigne de la nouvelle stabilité acquise. Une école centrale rabbinique est créée à Metz en 1829 et sera transférée à Paris en 1859. De nombreuses institutions juives, à la fois caritatives et cultuelles, voient le jour. Cette époque est néanmoins marquée, d'une manière générale, par une désaffection religieuse liée à l'intégration progressive des Juifs dans la société française.

Depuis la suppression du serment more judaico en 1846, procédure judiciaire aux termes de laquelle les Juifs devaient prêter serment sur la Bible selon un cérémonial suranné, aucune loi écrite ne distingue plus les Juifs des chrétiens. Dès lors, les Juifs du Sud-Ouest développent leurs activités tout en maintenant leur cohérence de groupe, en conservant leurs structures socioprofessionnelles et en participant à la vie politique et culturelle de leur ville (notamment à Bordeaux). Ceux du Sud-Est émigrent très tôt vers les villes du Midi, ainsi qu'à Lyon et Paris, tandis que les « carrières » disparaissent. Dans la capitale, ils deviennent avec succès magistrats, avocats, journalistes, écrivains, banquiers ou hommes politiques. Le Comtat Venaissin et Avignon sont le berceau d'éminentes personnalités juives des XIXe et XXe siècles, tels Adolphe Crémieux, Alfred Naquet (initiateur en 1884 de la loi sur le divorce), le compositeur Darius Milhaud (1892-1974) ou René Cassin (1887-1976).

La modernisation, au sein de la communauté de l'est de la France, est moins rapide du fait de l'environnement rural et conservateur. Le petit commerce reste longtemps dominant, les conditions économiques sont précaires, et la part des professions libérales y progresse moins qu'ailleurs. Un mouvement de migration vers Paris s'amorce, accentué après l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne en 1871 ; il marque une étape cruciale dans l'urbanisation de la judaïcité française.

De 1789 à 1866, le nombre de Juifs vivant en France passe de 40 000 à 89 000. À la fin du XIXe siècle, plus de 50 % d'entre eux sont établis à Paris. Une nouvelle bourgeoisie juive s'y développe (moyenne bourgeoisie et professions libérales). Les Juifs adoptent un mode de vie identique à celui des non-Juifs, mais ils se marient entre eux et se rassemblent encore dans les arrondissements où les relations intracommunautaires sont étroites et l'activité artisanale et commerciale concentrée. Ils sont, pour la plupart, de condition modeste, mais leur présence remarquée dans les milieux d'argent alimente le mythe de la « banque juive », symbolisé par la famille Rothschild. Ils jouent aussi un rôle important dans le développement industriel (les frères Pereire), se distinguent très vite dans les milieux de la musique et du théâtre (Rachel, Sarah Bernhardt), dans celui de la presse, en tant que patrons de journaux (Joseph Reinach, fondateur de la République), et s'illustrent à l'Université (l'orientaliste Salomon Munk, les frères Reinach, Henri Bergson, les sociologues Émile Durkheim et son neveu Marcel Mauss). En 1880 sont créées la Société des études juives et la Revue des études juives. Sous la IIIe République, on compte 171 Juifs préfets, conseillers généraux, magistrats, députés et sénateurs. Les mythes de « la France juive », puis de « la République juive » s'ajoutent à celui de la « banque juive ». Cette remarquable ascension sociale consacre l'union des valeurs juives progressistes et françaises, théorisée sous le nom de franco-judaïsme par James Darmestester (1849-1894) et qui s'accompagne d'un patriotisme sans faille.