Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
I

intellectuels (suite)

La guerre ne fait pas qu'entraîner, après coup, de tels débats. Elle a également pour conséquence de modifier les rapports de force du milieu intellectuel. Alors que, dans l'entre-deux-guerres, la droite et l'extrême droite idéologiques ont été aussi puissantes que la gauche et l'extrême gauche, ces dernières sont en position dominante après la Libération, et pour longtemps. Les mécanismes d'une telle mutation sont malaisés à reconstituer : se mêlent les effets de la guerre - bien des hommes de droite sont discrédités par leur ralliement au régime de Vichy ou à l'occupant -, la remise en cause du libéralisme économique et politique, ébranlé par la crise des années trente, et le prestige de l'Union soviétique, forte de la victoire de Stalingrad et du tribut du sang payé dans la lutte contre le nazisme. Dès lors, et pour plus de trente ans, la gauche intellectuelle française, dans ses variantes successives, règne presque sans partage. Et ce, dans un contexte historique propice aux engagements : la guerre froide et les guerres coloniales sont autant d'occasions pour les intellectuels d'embrasser l'histoire de leur temps. D'autant que le « devoir » d'engagement, sur le principe duquel la communauté intellectuelle était jusqu'alors divisée, est proclamé par les plus illustres de ses membres, comme la seule attitude possible. Jean-Paul Sartre, dans la première livraison de sa revue les Temps modernes, en énonce les attendus à l'automne 1945.

Générations intellectuelles

Ce sont, en fait, plusieurs générations d'intellectuels de gauche qui vont se succéder à partir de 1945. La première s'ébroue à la politique durant ces années d'après-guerre où le communisme exerce une forte attraction sur le milieu intellectuel français, et où l'Union soviétique rayonne de mille feux. Bien des jeunes intellectuels, qui seront par la suite très connus dans leurs disciplines respectives (Edgar Morin, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet), sont alors, aux côtés d'aînés prestigieux (Picasso, Aragon, Eluard), membres ou proches du Parti communiste français (PCF). Et ce n'est qu'à partir de 1956 - c'est-à-dire après le double choc du rapport Khrouchtchev puis de l'automne hongrois - que le modèle soviétique connaît une lente mais irréversible érosion.

À la même époque, c'est vers Pierre Mendès France que se tournent nombre d'intellectuels. Un tel soutien peut paraître, à bien des égards, singulier. Cet engouement pour un parlementaire radical, qui plus est président du Conseil, et de surcroît dans une République - quatrième du nom - qui n'attire guère la sympathie de la plupart des artistes et écrivains, s'explique par plusieurs facteurs. En ce milieu des années cinquante, la séduction exercée par le PCF sur les jeunes intellectuels n'a plus, on vient de le souligner, la même force. Or, c'est le moment où une nouvelle génération s'éveille dans une France en profonde mutation. En fait, cette génération, née à l'époque du Front populaire, parvient à la conscience politique au moment où l'empire colonial connaît ses premières lézardes et où les « Trente Glorieuses » commencent à produire leurs effets. Avant même que se développe la guerre d'Algérie, donc, elle est confrontée à la crise d'identité d'une France tiraillée entre modernité et pesanteurs sociologiques, et ébranlée par les secousses de la guerre froide et par les débuts de la décolonisation. L'attrait du mendésisme naît de cette crise et du fait que la gauche communiste paraît idéologiquement moins à même d'y faire face. Certes, le phénomène d'attraction ne touche pas seulement la « génération de 1935 » : certains de ses aînés - jusqu'à François Mauriac, né en 1885 - sont eux aussi séduits. Mais c'est surtout elle qui constitue le cœur de la mouvance mendésiste et qui perpétue ainsi l'aura du député de Louviers, resté seulement deux cent trente jours président de Conseil. Aux yeux de ces jeunes gens, Pierre Mendès France incarne la modernité, dans une France encore placée entre archaïsme et mutation, et une approche libérale des problèmes coloniaux.

Ces problèmes coloniaux vont, du reste, envahir progressivement le débat civique. La nouvelle génération, qui a 20 ans en ce milieu des années cinquante, s'éveille à la politique sous le signe de l'opposition à la guerre d'Algérie : celle-ci est aussi, on l'a souvent observé, une « guerre de l'écrit », où le poids de l'opinion, et donc de ceux qui l'influencent, est essentiel. Son histoire est jalonnée de prises de position individuelles ou collectives d'écrivains et d'artistes. Certaines de leurs pétitions sont restées présentes dans la mémoire collective : ainsi, en 1960, le Manifeste des 121, dans lequel autant d'intellectuels soutiennent le droit à l'insoumission des jeunes Français appelés à combattre en Algérie. De même qu'il y a une « génération du djebel », il y a, sur le front du débat d'idées, une génération intellectuelle de la guerre d'Algérie, dont le centre de gravité est à gauche.

On se gardera toutefois de généraliser en ce domaine, tant la prise en compte de la chronologie est essentielle pour l'étude de l'intervention des intellectuels français dans la guerre d'Algérie. D'une part, cette guerre dure près d'une décennie, avec une notable évolution de deux paramètres déterminants : la situation militaire sur le terrain, et le contexte politique. Entendons par là le changement de régime en 1958 et aussi, plus largement, le changement d'analyse des pouvoirs publics face aux revendications des nationalistes algériens. À partir du début des années soixante, le général de Gaulle fait le choix de l'indépendance, et va y conduire progressivement le pays. D'autre part, dans cette phase de crise aiguë de la conscience nationale, les intellectuels ont-ils eu, au bout du compte, une influence sur le déroulement et le dénouement de la guerre ? Assurément, dans une guerre qui se livre aussi sur le terrain de l'opinion, une telle influence n'est pas négligeable. Mais, en même temps, force est de constater que, dans une société française où l'image et le son continuent leur montée en puissance, la « guerre de l'écrit » menée par les intellectuels a certes compté, mais le poids de leurs mots a probablement moins influencé l'opinion que le choc des photos de Paris-Match - fort, à l'époque, de son lectorat de huit millions de Français - ou que l'écho des transistors, dont le rôle dans l'échec du putsch des généraux en 1961 est historiquement prouvé.