Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
I

intellectuels (suite)

Cela étant, malgré le choc de la guerre, le changement décisif dans l'histoire de l'engagement des intellectuels n'intervient pas dès les années vingt. Durant cette décennie, au contraire, le clivage entre « nationalistes » et « universalistes » réapparaît. La droite et l'extrême droite intellectuelles reprennent l'antienne de la défense des intérêts nationaux, et, comme avant 1914, l'Action française continue à exercer une forte attraction sur le milieu étudiant. Dans le même temps, à gauche, c'est la génération dreyfusarde, devenue quinquagénaire, qui arrive au pouvoir en 1924 avec la victoire du Cartel des gauches. Les normaliens Édouard Herriot et Léon Blum sont des intellectuels entrés en politique, et le succès de leurs partis - radical et socialiste - est celui de « la république des professeurs », pour reprendre l'expression, passée à la postérité, d'Albert Thibaudet. En cette même décennie, le rayonnement de la jeune Union soviétique est encore minime. La « grande lueur à l'Est » n'est, pour l'heure, aux yeux des intellectuels français, qu'un scintillement : quelques écrivains se rallient au communisme (Romain Rolland, Henri Barbusse), par haine de la guerre notamment, et plusieurs jeunes philosophes sont également séduits (Paul Nizan, Henri Lefebvre). Mais, même si l'on ajoute les surréalistes, fascinés par la capacité subversive du communisme naissant, l'attraction, au tournant des deux décennies, reste limitée.

En fait, les changements décisifs, dans bien des domaines de l'histoire des intellectuels, interviennent dans les années trente. C'est alors, en effet, que s'enclenchent de véritables batailles rangées de clercs qui s'opposent aussi bien, en politique intérieure, sur le Front populaire que, dans le domaine des relations internationales, sur les grands enjeux du moment : guerre d'Éthiopie, guerre d'Espagne, crise tchécoslovaque. De part et d'autre, ces intellectuels appellent à la vigilance. C'est le cas, par exemple, des artistes et écrivains de gauche qui, après la journée du 6 février 1934, créent le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA). C'est également le cas, dans l'autre camp, de ceux qui, pour soutenir l'intervention italienne en Éthiopie, en appellent à « toutes les forces de l'esprit » dans le Temps du 4 octobre 1935.

Et, à cette époque, ce sont bien des « forces de l'esprit » à peu près équivalentes qui sont en état de mobilisation. À cet égard, les années trente marquent une accélération de cette mobilisation. Les causes en sont multiples. D'une part, à cette date, l'histoire se remet en marche. Après le grand massacre de 1914-1918, l'idée avait prévalu que la Grande Guerre aurait été la « der des der » et que la Société des nations, en arbitrant et en apaisant les conflits, aurait fait régner l'harmonie et l'ordre international. Or, après 1929, la tension internationale réapparaît, et se fait de plus en plus vive au fil de la décennie suivante. Elle est sous-tendue par des enjeux essentiels - la crise de la démocratie libérale, la montée des régimes totalitaires, la guerre et la paix -, qui suscitent de nombreux débats. De ce fait, les années trente constituent une époque de grandes causes qui mobilisent - et, en même temps, divisent - les intellectuels français. À tel point que l'un d'entre eux peut écrire en 1936 : « Ici, comme au temps de l'affaire Dreyfus, nous assistons au conflit de deux esprits, de deux conceptions de la justice, de la vie politique et du devenir de l'humanité. » L'emphase du propos est révélatrice de l'ampleur de la faille qui parcourt le milieu intellectuel. D'autant qu'un autre facteur contribue à accentuer la fracture : le débat s'articule alors autour de l'anticommunisme et de l'antifascisme. À gauche, en effet, cet antifascisme devient le moteur des engagements : c'est lui qui, par exemple, conduit Malraux en Espagne, ou qui mobilise, on l'a vu, nombre d'intellectuels après le 6 février 1934, événement perçu par la gauche comme une tentative de coup de force fasciste. À droite, l'anticommunisme, fécondé par la révolution de 1917, est revivifié par les progrès électoraux de la gauche en France et par la guerre d'Espagne.

On touche ici à l'une des questions essentielles de l'histoire des intellectuels : ceux-ci, d'une façon générale, influencent-ils en profondeur les opinions et les engagements de leurs concitoyens ? Assurément, la réponse varie selon les époques, les lieux et les milieux. Mais, pour ce qui est des années trente, on aurait tort de minimiser cette influence, car les thèmes de l'antifascisme et de l'anticommunisme, à forte densité idéologique, sont largement diffusés et vulgarisés par les intellectuels. Or ces thèmes imprègnent profondément les cultures politiques de l'époque et, laissent sur elles une empreinte durable. Il y a là, à bien y regarder, un cas d'osmose chimiquement pur : le milieu intellectuel français se colore alors des débats politiques de son époque, mais contribue également à leur donner ses propres teintes.

Des intellectuels à responsabilité limitée ?

Avec les années noires de l'Occupation commence, pour ces intellectuels, une période spécifique de leur histoire. En effet, les conditions historiques sont liberticides, et la liberté d'expression, fondement essentiel de l'engagement des clercs dans des régimes démocratiques, se trouve entravée. De surcroît, la Résistance intellectuelle ne peut s'opérer qu'au prix du danger encouru, et le tribut du sang payé par les hommes de culture est lourd. S'engager à cette date, c'est s'exposer à l'emprisonnement, voire à la déportation ou à l'exécution. D'où la nécessité de recourir à des pseudonymes - ainsi Jean Bruller, dit « Vercors », ou François Mauriac signant « Forez » - et d'éditer dans la clandestinité : les Éditions de Minuit, qui publient le Silence de la mer (1942), restent le symbole de cette littérature de l'ombre.

Seuls les partisans de Vichy ou de l'occupant peuvent alors s'exprimer librement. Inversement, ces intellectuels collaborationnistes auront des comptes à rendre à la Libération. Poursuivis pour intelligences avec l'ennemi, ils sont jugés et, dans certains cas, condamnés. Ainsi, Robert Brasillach, qui écrivit dans Je suis partout, est fusillé en février 1945. Autour de sa condamnation à mort, un débat cristallise : l'intellectuel est-il responsable non seulement de ses écrits mais aussi de leur portée supposée ? Les uns soutiennent qu'un écrivain n'a jamais directement du sang sur les mains ; les autres objectent qu'il est des situations historiques où l'encre, de par son influence, peut faire couler le sang. C'est la question de la responsabilité de l'intellectuel qui est posée, et qui revêt, durant l'Occupation et à la Libération, une acuité particulière.