Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
J

Juillet (monarchie de). (suite)

La France de monsieur de Balzac

La société française connaît également des mutations rapides. Au sein de l'espace national, les disparités s'accentuent de part et d'autre d'une ligne qui va de Saint-Malo à Genève : elle sépare une France du Nord et de l'Est, plus riche, plus urbanisée, plus alphabétisée, d'une France méridionale qui n'est dotée que de quelques noyaux d'activités industrielles. Par-delà quelques traits généraux - apogée du peuplement en termes de densité ; multiplication des parcelles, liée au partage égalitaire entre les héritiers imposé par le Code civil napoléonien -, la société rurale apparaît très diverse, selon les régimes de propriété et d'exploitation du sol, les structures sociales, les attitudes religieuses et culturelles : riches fermiers des plaines du Nord et du Bassin parisien ; grande propriété aristocratique ou bourgeoise de la Normandie, de l'Ouest intérieur ou du Berry ; métayage du grand Sud-Ouest et des pays de vignobles ; paysans petits propriétaires de l'Est et des régions de montagne. On distingue encore une France périphérique des « bastions de chrétienté » (Bretagne et Ouest intérieur, Flandres, Alsace et Lorraine, Franche-Comté, hautes terres du Massif central, Pays basque) et une France « indifférente », ou déchristianisée (Limousin, basse Bourgogne, Champagne méridionale) ; une France dialectale, où le bilinguisme progresse lentement, et une France déjà largement acquise à la « langue nationale » ; une France ouverte à la modernité culturelle et politique, à travers le rôle de groupes intermédiaires (avocats et notaires de village, médecins, instituteurs, mais aussi curés ou pasteurs) et des structures d'habitat (le village « urbanisé » provençal), et une France plus fermée dans son isolement (les pays de bocage) et dans le conservatisme de ses hiérarchies sociales et de ses habitudes mentales.

À l'exception des « villes nouvelles » nées de l'industrialisation, qui sont autant de « villes noires » (Saint-Étienne, Mulhouse, Le Creusot, Montceau-les-Mines, Commentry, Decazeville), le tissu urbain ne connaît pas de modifications importantes. Marseille (183 000 habitants en 1846), Lyon (178 000), Bordeaux (125 000), Rouen (100 000), Toulouse (94 000), Lille (75 000), enregistrent une progression sensible à l'intérieur d'un cadre presque inchangé : entre la « colline qui prie » (Fourvière) et la « colline qui travaille » (la Croix-Rousse), l'existence des ouvriers de la soie lyonnais (les canuts) se déroule péniblement dans des ateliers mal éclairés et mal aérés ; Victor Hugo dénonce l'effroyable misère des « caves de Lille » ; et, en 1832, le choléra tue 18 000 personnes à Paris et 1 500 à Lille, essentiellement dans les quartiers pauvres. Si Paris passe, de 1831 à 1846, de 770 000 habitants à 1 050 000, les réalisations urbanistiques du préfet Rambuteau restent limitées. La ville est à nouveau ceinte de fortifications à partir de 1840 et elle voit s'amasser dans les faubourgs et les quartiers sordides du vieux centre des populations migrantes souvent misérables et des « classes dangereuses » - fleurs de Marie et autres chourineurs dont Eugène Sue fera le sujet de ses Mystères de Paris (1842-1843). Ségrégation spatiale par quartiers et ségrégation « verticale » (« étages nobles » et taudis des entresols ou des greniers) conjuguent leurs effets pour séparer les classes urbaines : une aristocratie encore puissante, établie dans des quartiers opulents (faubourg Saint-Germain, à Paris ; quartier d'Ainay, à Lyon) ; une bourgeoisie multiforme où dominent banquiers, négociants, rentiers et gens de justice ; le monde de la boutique et de l'échoppe ; domestiques, compagnons artisans et ouvriers ; petits métiers, enfin, aux marges de la mendicité, de la délinquance et de la prostitution. C'est depuis la ville que s'affirme la modernité culturelle, à travers l'essor de la grande presse d'information (la Presse, que fonde en 1836 Émile de Girardin, avec ses annonces et ses romans-feuilletons ; le Siècle, de Dutacq). L'âge est « romantique » et célèbre les mystères de la nature et du divin, les frémissements de la passion, la tragédie de l'individu et le génie de l'humanité, à travers la poésie, le théâtre ou le roman (Lamartine, Hugo, Balzac, Stendhal, Musset, Vigny, George Sand, Nerval, Gautier, Mérimée...), la philosophie (Ballanche, Lamennais, Jouffroy, Cousin...), l'histoire (Augustin Thierry, Michelet...), la peinture (Delacroix, Corot...) ou la musique (Berlioz...). C'est la ville, enfin, qui impulse un profond renouvellement des idées sociales et politiques, fondé sur l'expérience du compagnonnage (Perdiguier) et de l'association ouvrière (Buchez), mais aussi sur l'utopie (Saint-Simon, Enfantin, Fourier, Considérant, Cabet), le socialisme (Louis Blanc, Pierre Leroux), l'anarchisme (Proudhon) ou l'action révolutionnaire (Blanqui, Barbès, Raspail).

Vers la paralysie du régime

Cependant, l'évolution politique de la monarchie de Juillet est marquée par une rapide consolidation du régime dans un sens conservateur. À la tête du parti de la Résistance, le Premier ministre Casimir Perier (au pouvoir de mars 1831 à mai 1832) et ses successeurs (Broglie, Molé, Guizot, Thiers, Soult) écrasent dans le sang les insurrections ouvrières des canuts lyonnais (novembre 1831 et avril 1834), et répriment les projets de soulèvement républicain à Paris (juin 1832 et avril 1834), tout comme les tentatives légitimistes de la duchesse de Berry en Vendée (été 1832) et bonapartistes du prince Louis Napoléon. Après l'attentat manqué de Fieschi contre le roi (28 juillet 1835), ils musellent l'opinion publique et limitent la liberté de la presse (lois de septembre 1835). Principal ministre d'octobre 1840 à février 1848, le protestant François Guizot organise, en accord avec le roi, un système politique stable reposant sur les notables du « juste milieu » et sur la « domestication » de l'élection (candidatures ministérielles, députés-fonctionnaires), qui confine à l'immobilisme.

Malgré les velléités belliqueuses de Thiers en Orient et quelques gestes symboliques destinés à flatter la fierté nationale (on négocie le retour des cendres de Napoléon pour les déposer aux Invalides le 15 décembre 1840), la monarchie de Juillet adopte une ligne de prudence et cultive l'alliance anglaise : elle reconnaît en 1830 l'indépendance de la Belgique, renonce en 1831 à soutenir la Pologne, apaise ses différends avec la Grande-Bretagne en Méditerranée et en Océanie. Mais elle poursuit l'occupation et la colonisation de l'Algérie, malgré la résistance conduite par l'émir Abd el-Kader, vaincu en 1844 par Bugeaud : 110 000 colons sont établis en 1847 dans les villes et sur les terres confisquées aux tribus arabes.