intellectuels (suite)
Outre que le combat contre la guerre d'Algérie constitue pour une nouvelle génération un pas vers la gauche, une seconde raison, tenant à la situation internationale, maintient dans cette partie de l'échiquier politique la plus grande part de la communauté intellectuelle française. En effet, l'érosion du modèle soviétique est compensée par l'apparition d'autres modèles de référence : Cuba, la Chine et, plus largement, le tiers-monde. À ce transfert géographique s'ajoute un glissement sémantique : au couple « bourgeoisie/prolétariat » succède, comme grille d'explication du monde et comme levain des luttes révolutionnaires, le binôme « impérialisme/luttes de libération du tiers-monde ».
C'est dans une telle configuration idéologique qu'apparaît, dans les années soixante, la troisième génération intellectuelle de l'après-guerre. Celle-ci évolue donc également dans un paysage qui penche largement à gauche. À cet égard, deux épisodes sont fondateurs pour elle : la guerre du Viêt Nam - illustration, pour ces jeunes gens, d'une nouvelle lutte des classes à l'échelle mondiale - et mai 68, point culminant d'une contestation multiforme de la société capitaliste, et creuset d'un mouvement « gauchiste ». C'est en effet au sein du gauchisme que se forme une partie des intellectuels de cette troisième génération de l'après-guerre, dont la tonalité politique témoigne, à sa manière, du maintien du milieu intellectuel à gauche, par-delà ses mues idéologiques successives.
Les paradigmes perdus
En fait, c'est seulement au milieu des années soixante-dix que cette suprématie des gauches intellectuelles, qui durait déjà depuis trente ans, connaît une remise en cause. Cette crise idéologique de forte amplitude est consécutive à deux ébranlements successifs. À partir de 1974, l'« effet Soljenitsyne » opère : la traduction et la diffusion de l'Archipel du goulag contribuent à amoindrir le crédit et le rayonnement des régimes se réclamant du marxisme. D'autant que le second versant de la décennie voit, du fait des événements survenus dans la péninsule Indochinoise - boat-people au Viêt Nam, tragédie cambodgienne -, les gauches intellectuelles basculer dans leurs « années orphelines » (Jean-Claude Guillebaud) : orphelines des grands modèles de référence, érodés tour à tour, et de leur substrat idéologique, le marxisme. Ce deuil entraîne deux phénomènes connexes qui marquent le paysage idéologique des années quatre-vingt : le retour en force de la droite libérale, dont le rayonnement vespéral de Raymond Aron est le symptôme le plus visible ; le trouble et l'interrogation à gauche, au moment même où la gauche politique est victorieuse en 1981. À tel point que l'écrivain Max Gallo, porte-parole du gouvernement Mauroy, s'interroge en 1983 : « Où sont les Gide, les Malraux, les Alain, les Langevin d'aujourd'hui ? »
La réponse est donnée treize ans plus tard : André Malraux, désormais, est au Panthéon. Un siècle après l'affaire Dreyfus, ce transfert au temple de la reconnaissance patriotique, en novembre 1996, prend, du reste, valeur de symbole. La liturgie républicaine, dans le choix de ses « grands hommes », et, parmi eux, dans celui des écrivains ainsi honorés, propose implicitement une généalogie des intellectuels engagés : les grands ancêtres, Voltaire, Rousseau et Hugo ; le père fondateur du cycle « dreyfusien », Zola ; André Malraux, l'archétype du clerc engagé, dans les années trente, comme compagnon de route du PCF, aussi bien qu'après la guerre aux côtés du général de Gaulle. Mais ce cercle des écrivains disparus est-il le reflet d'un cycle achevé, et la gloire posthume de Malraux sonne-t-elle le glas d'une certaine forme d'engagement ? L'historien, qui n'est pas devin, se contentera d'observer que le rôle des intellectuels dans le siècle se trouve ainsi implicitement reconnu par la mémoire nationale dans sa forme la plus institutionnalisée.