Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
I

immigration (suite)

La situation change complètement après 1955, en raison de l'expansion économique et de l'insuffisance de la population active du fait des classes creuses. En 1975, les étrangers sont 3,4 millions, soit 6,5 % de la population, presque la proportion de 1931. Parmi eux, les Européens passent de 90 % à 60 %. Le miracle économique transalpin tarit lentement le flot des Italiens. Les Espagnols les dépassent au recensement de 1968, et, en 1975, c'est le tour des Portugais, passés de 1 % des effectifs en 1954 à 22 %. Ces derniers sont privilégiés par les pouvoirs publics : à partir de 1968, ils sont les seuls clandestins officiellement « régularisables », avec le personnel de maison et quelques éléments hautement spécialisés. En 1971, un accord en prévoit même l'arrivée de 65 000 par an. Il s'agit clairement de concurrencer l'immigration des Algériens (21 % des effectifs en 1975), en augmentation rapide par-delà les aléas des relations entre la France et leur pays depuis 1962. Avec eux, le cercle du recrutement dépasse largement l'Europe, d'autant que l'Afrique noire commence à fournir des contingents appréciables. Européens ou Africains, il s'agit surtout d'une main-d'œuvre non qualifiée, qui occupe les emplois répulsifs, accepte de bas salaires, revendique rarement. Avec du recul, on se demande d'ailleurs si son utilisation a retardé la modernisation, l'automation, et pesé à la baisse sur les salaires, ou si elle a assuré l'essor industriel français.

Cette immigration se stabilise, tout comme l'ancienne : les regroupements familiaux prennent une importance croissante, avec quelque 55 000 entrées par an de 1966 à 1969, et 80 000 de 1970 à 1972. De 1946 à 1975, la part des femmes double ; celle des enfants quadruple. Par ailleurs, une syndicalisation s'esquisse, qui doit plus à la pérennité du séjour qu'à la politisation liée aux guerres de décolonisation ou à mai 68. Cette situation rappelle celle d'avant 1914, et surtout les années vingt. Au sein de l'opinion, on retrouve d'ailleurs les mêmes débats quant à l'état sanitaire et à la délinquance. Le rejet de l'immigration, fort répandu, est limité par le sentiment d'une nécessité économique, et l'image des étrangers est meilleure là où ils sont effectivement présents, car la xénophobie se nourrit de fantasmes plus que de difficultés réelles. Par ailleurs, on commence à s'inquiéter des conditions de vie des étrangers, et en particulier du logement, dont la précarité choque, dans les années soixante, une fois le problème à peu près résolu pour les autochtones. Certes, la guerre d'Algérie réveille l'extrême droite, entraînant des violences aveugles supposées répondre aux exactions du FLN, et prolongées sporadiquement par des nostalgiques de l'OAS, en particulier dans le Midi à la fin de 1973. Mais, après 1962, ces actes n'ont guère prise ne sur la population. Et les pouvoirs publics ne semblent pas davantage concernés, même si, à partir de 1964, par exemple, ils veulent résorber les bidonvilles de la banlieue parisienne, tâche inachevée dix ans plus tard. À la veille de la crise, il n'y a pas de réel contrôle : l'immigration africaine ne relève pas de l'ONI ; celle des pays de la CEE est libre ; la tentative de 1968 de mettre fin aux régularisations de clandestins se heurte aux intérêts patronaux, et celle de 1972 déclenche un mouvement syndical qui obtient 50 000 régularisations.

Crise économique et durcissement idéologique

La crise économique vient bouleverser les données. Comme dans les années trente, la xénophobie se développe. D'abord confinée à la sphère des opinions privées inavouables, elle trouve sa légitimation politique après 1981, avec la montée de l'extrême droite, favorisée par l'échec électoral de la droite traditionnelle, et peut-être par la volonté gouvernementale d'affaiblir cette dernière. Encore absente du discours du Front national en 1974, l'immigration devient son thème essentiel, et ce parti réussit à en faire un des axes autour duquel s'organise la vie politique. À droite, la tradition humaniste se trouve en balance avec la peur de perdre son électorat, ou avec la tentation de dramatiser la situation pour gêner le gouvernement. À gauche, on hésite également : le président Mitterrand souhaite que les étrangers votent dans les scrutins locaux, mais il avalise aussi l'idée d'un « seuil de tolérance » supposé dépassé.

L'insécurité réelle née de la crise et du chômage, problème économique autant que d'ordre public, est transformée en problème prétendument « ethnique », dès lors qu'il y a polarisation sur les Maghrébins, voire sur les Algériens, qui cristallisent les rancœurs engendrées par la décolonisation et le retour forcé des pieds-noirs, ou l'inquiétude née de la montée de l'intégrisme islamiste hors de France depuis la révolution iranienne de 1979. Les difficultés rencontrées par les vagues d'immigration précédentes sont oubliées, voire niées, et celles du moment mises au compte de différences culturelles, religieuses, si ce n'est « raciales ». Ce discours se répand, malgré les objurgations des Églises, l'indignation de nombreux hommes politiques responsables, ou la création d'organisations spécifiques, comme SOS-Racisme en 1984, ou France Plus, qui mobilisent les jeunes et les médias, mais pâtissent de leurs divisions, de leurs engagements politiques, ou des contradictions entre « droit à la différence » et assimilation.

Avant même la montée de la xénophobie, les pouvoirs publics ont voulu intervenir, mêlant rigueur et libéralisme. L'arrêt de toute immigration, décidé en juillet 1974, s'accompagne d'aides au rapatriement, et d'importantes exceptions sont consenties aux familles. Le durcissement de 1977, lié à des considérations électoralistes, échoue ; les regroupements familiaux ne peuvent être bloqués, et ni les primes au retour ni l'accord théorique avec Alger sur 500 000 retours en cinq ans n'ont de grands effets. En 1981, la gauche lance une politique libérale, régularisant en particulier 132 000 clandestins. Mais difficultés économiques et revers subis aux élections municipales de 1983 l'amènent à changer d'attitude, d'où la politique, suivie officiellement depuis par tous les gouvernements, associant intégration des étrangers présents sur le territoire, limitation des entrées, et renvoi des clandestins. Le dernier point ne peut qu'inquiéter les organisations d'aide aux immigrés et une partie de la gauche, tandis que l'extrême droite taxe de laxisme l'ensemble de ces dispositions.