Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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gothique (art) (suite)

De l'« opus francigenum »...

« Pour bien comprendre l'art gothique, il faut lui conserver sa qualité vivante qu'est la qualité expérimentale » (Henri Focillon). Quatre grandes périodes caractérisent l'invention gothique.

Le premier art gothique, ou gothique primitif, prend acte de l'évolution de l'architecture cistercienne qui a tôt fait de reconnaître l'efficacité de l'arc brisé et de la voûte sur croisée d'ogives. Le berceau officiel du gothique est sans conteste le chœur de la nouvelle abbatiale Saint-Denis (1140), fruit de l'impulsion novatrice de l'abbé Suger. Les premières cathédrales (Noyon, Sens...) datent de cette période, qu'André Chastel qualifie d'« empirisme raisonné ». Les parois ne sont pas encore évidées et la sculpture reste assujettie à l'architecture.

Le gothique classique s'épanouit dans la première moitié du XIIIe siècle (1190-vers 1260), sous les règnes de Philippe Auguste et de Louis IX, avec la mise en œuvre des grands chantiers d'Île-de-France. L'élément déterminant en est le perfectionnement de l'arc-boutant. Temps de l'accomplissement où toutes les formes d'art (monumentales et mineures) reçoivent équilibre, élan, couleur et lumière. C'est au cours de cette période, dite « âge d'or du gothique », que le style répond le mieux aux préoccupations intellectuelles et spirituelles de la société laïque et religieuse.

La troisième étape, le gothique rayonnant (1260-vers 1350), est celle d'une pleine maturité, calme et sereine. Les jubés, clôtures de chœur et retables envahissent les églises (Albi) ; la lumière des vitraux est plus généreuse (Metz) ; les arts somptuaires s'affinent et les couleurs des enluminures s'enrichissent. En pleine possession de leurs moyens, les artistes s'engagent volontiers dans les commandes princières (art de cour).

Enfin, l'art gothique flamboyant (fin du XIVe-milieu du XVIe siècle) cède aux courbes, contre-courbes et nervures qui « s'enflamment ». Le décor tend au réalisme, les formes traduisent l'angoisse que font sourdre les malheurs ambiants (Peste noire, guerre de Cent Ans). L'art pictural se fait narratif. Les arts mineurs évoluent vers le maniérisme. Cette dernière étape annonce la Renaissance.

...au gothique international

Grâce à son parti pris essentiellement rationnel, à sa conception révolutionnaire de l'espace, à la mobilité des artistes, à l'épanouissement international de certains ordres religieux (cisterciens et mendiants) et au développement d'un mécénat princier, l'invention gothique connaît une diffusion spectaculaire dans toute l'Europe jusqu'au milieu du XVIe siècle, où elle prend le nom de « gothique international ». Chaque pays le colore de son génie propre.

En Angleterre, ce style est adopté dès 1174 à Cantorbéry grâce à un architecte français, Guillaume de Sens. L'originalité des chefs-d'œuvre (théâtralité des façades, voûtes en éventail) prouve que le gothique anglais échappe très vite à la tutelle du continent. De même, dans l'Empire germanique, après avoir été longtemps intégré dans la masse romane, le gothique s'impose sans résistance au XIVe siècle sous sa forme rayonnante. À partir de 1347, l'empereur Charles IV (1347-1378) se comporte en véritable mécène : il fonde l'université de Prague et fait construire de somptueux palais ; la formule embrasse alors très largement les territoires de l'Empire. Le nouveau style s'offre le luxe d'exposer sur la place internationale les meilleurs architectes, peintres et sculpteurs : Sluter, Nicolas de Verdun, la famille Parler, les frères Limbourg, Jan Van Eyck... En Espagne, les réalisations majeures (Tolède, Burgos, León...) doivent beaucoup à la France, du fait de sa participation à la Reconquista et des échanges que suscite le pèlerinage de Compostelle. Puis l'art mudéjar remodèle le style à sa manière. Quant au gothique italien, tributaire au départ des grands ordres religieux (cisterciens en Toscane, franciscains à Assise, et fondations dominicaines), il est surtout redevable aux artistes comme Giotto, Pisanello, Gentile da Fabriano... qui lui associent avec un génie hors pair leur propre langage. Grâce à eux, et pour des siècles, le gothique devient l'art de l'Europe.

Un art de prospérité

L'esprit gothique est le fruit d'une France en pleine expansion. Il surgit au moment où le prestige des rois capétiens s'affirme. Une nouvelle répartition du pouvoir et de nouvelles ressources économiques suscitent l'émergence d'une classe sociale spécifiquement urbaine et de modes de vie inédits.

L'essor des villes, tout d'abord, est déterminant. La poussée démographique, les libertés acquises et les facilités d'échanges, tant commerciaux qu'intellectuels, favorisent le développement des cités et leur rayonnement. De grands monuments civils ou religieux s'élèvent, drainant derrière eux toute une organisation sociale et artisanale - maîtres maçons, peintres, sculpteurs... - stimulée par l'élan et la fierté d'une nouvelle noblesse citadine et cléricale.

L'essor rural n'est pas moins fondamental. Les progrès des techniques permettent le défrichement de terres - en particulier, les forêts - jugées jusqu'ici non cultivables. Cette dernière activité est en lien direct avec l'avènement de l'architecture gothique : la pénurie croissante de bois de construction, doublée du coût élevé du transport, obligent à utiliser la pierre de carrière taillée in situ. Cette préfabrication exige la standardisation de la forme et la légèreté du matériau, et l'édification du mur en est facilitée. Prélats et grands seigneurs se rendent propriétaires de carrières et en assurent l'exploitation, selon une très forte structure sociale pyramidale. En outre, les nouvelles conquêtes agricoles pourvoient les grands domaines et garantissent la vitalité du commerce.

Le niveau de vie s'améliore, les bras et les esprits se libèrent, le contexte culturel s'en trouve favorisé. La France est en plein bouillonnement intellectuel. Voyageurs et négociants parcourent le monde et consignent leurs observations. Les bibliothèques s'enrichissent. Les textes attestent l'effort d'une clarification cohérente et logique de la pensée. Les grandes universités sont créées. Deux tendances opposées s'y affrontent : d'un côté, la relecture des écrits du Pseudo-Denys formulant les données du monde harmonieux et hiérarchisé de Platon à la lumière chrétienne ; de l'autre, la résurgence de la philosophie d'Aristote, lequel apporte réalisme et rationalisme. En 1215, l'école de Chartres, platonicienne, est supplantée par l'Université de Paris, aristotélicienne ; les sciences humaines s'affranchissent de la théologie. L'iconographie des portails de Chartres et des vitraux de Laon reflète cette scolastique, qui aboutit à l'élaboration de grandes synthèses telles que les Sommes ou les Miroirs (Vincent de Beauvais).