Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Jaurès (Jean). (suite)

Son action est décisive. Il consacre à la défense de Dreyfus plusieurs meetings et parvient à obtenir des organisations socialistes une attitude plus bienveillante à l'égard de cette cause en réunissant, en octobre 1898, un Comité de vigilance socialiste, qui devient, en janvier 1899, un Comité d'entente. Plus encore, il publie, du 9 août au 20 septembre 1899, une série d'articles dans lesquels, faisant œuvre d'historien du temps présent, il démontre, avec une grande méticulosité, l'innocence de Dreyfus. Ces textes sont réunis en un volume, les Preuves, qui constitue aussitôt l'un des grands ouvrages dreyfusards. Ni le procès de Rennes, auquel il assiste, ni la grâce présidentielle accordée à Alfred Dreyfus, solution à laquelle il a fini par se rallier, ne mettent un terme à son action dreyfusiste. Revenu à la Chambre lors des élections législatives d'avril 1902, et pour ne plus la quitter, il tente en vain de relancer l'Affaire afin d'obtenir la réhabilitation du capitaine.

L'affaire Dreyfus n'est pas la seule cause à occuper l'esprit et à motiver l'action de Jaurès durant ces années. Ce combat est aussi, à ses yeux, un moyen susceptible de faire avancer l'unité des socialistes, toujours séparés en groupes et partis rivaux. L'union commence à s'affirmer lors d'un congrès général des organisations socialistes, réuni à Paris en décembre 1899, au gymnase Japy, et auquel Jaurès prend une part considérable. Lors de ce congrès est constitué un parti socialiste, certes sous la forme d'une organisation encore très lâche, mais qui est une promesse d'avenir. Pourtant, les désaccords sont grands, qui opposent Jaurès aux guesdistes notamment (illustrés par une célèbre controverse publique avec Jules Guesde, à Lille, le 16 novembre 1900, et connue sous le nom des « deux méthodes »). Le principal sujet de discorde est alors le « cas Millerand », c'est-à-dire la question de la participation du socialiste Alexandre Millerand au gouvernement modéré de Pierre Waldeck-Rousseau.

Au congrès de Lyon (mai 1901), Jean Jaurès parvient à faire rejeter une condamnation de Millerand, mais ses adversaires guesdistes quittent le parti pour créer leur propre formation : le Parti socialiste de France. Jaurès, au reste affaibli par une polémique relative à la communion solennelle de sa fille Madeleine, est contraint de créer son propre parti : le Parti socialiste français. L'unité est, une nouvelle fois, remise à plus tard.

Le politique et l'intellectuel

Depuis l'été 1898, Jaurès a en outre entrepris une œuvre intellectuelle d'envergure. Sur la demande de l'éditeur populaire Jules Rouff, il a en effet accepté de diriger une vaste Histoire socialiste de la France, livrée en fascicules, et dont il rédige les premiers volumes, consacrés à la Révolution française. Ses ouvrages sortent des presses en février 1900. Jaurès les a placés sous la triple tutelle de Marx, de Michelet et de Plutarque. En décembre 1903 est créée, sur sa demande, une commission chargée de recenser et de publier les documents relatifs à la vie économique sous la Révolution française. Il la présidera jusqu'à sa mort.

Si Jaurès reste donc un intellectuel, il est également très présent dans la vie politique de la République. En janvier 1903, il est même élu vice-président de la Chambre des députés, dominée par le Bloc des gauches, ce qui contraint ce socialiste, habituellement peu soucieux de son image vestimentaire, à porter la redingote ! Situation parfois bien incommode, au-delà du seul port de l'habit, lorsqu'il s'agit de soutenir le gouvernement d'Émile Combes. Si Jaurès souscrit en effet à la politique laïque de celui-ci, il désapprouve la répression des mouvements sociaux et la politique étrangère conduite par Théophile Delcassé, qui fait de la Russie tsariste, particulièrement répressive à l'égard des Arméniens, une alliée privilégiée contre l'Allemagne.

En janvier 1904, il est battu lors du renouvellement de la vice-présidence de la Chambre. Il se trouve également affaibli par la diminution des effectifs de son parti et par la perte d'une tribune importante : il quitte en effet la Petite République, journal socialiste dont les pratiques publicitaires ont fini par le heurter. Il décide alors de préparer avec ses amis normaliens (Lucien Herr, Lucien Lévy-Bruhl, Léon Blum, etc.) le lancement d'un nouveau quotidien socialiste : l'Humanité. Le premier numéro paraît le 18 avril 1904.

Les combats de Jaurès

La création de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) en avril 1905 ne s'est pas réalisée sur des bases politiques jaurésiennes. Jaurès ne fait d'ailleurs même pas partie de son organe dirigeant, la Commission administrative permanente. En butte aux attaques des guesdistes, mais également d'autres tendances de la SFIO, il apparaît un temps comme bien isolé. En 1906, il doit en outre accepter un contrôle du parti sur son journal, l'Humanité, en grandes difficultés financières, mais dont il reste le directeur.

Il reprend le dessus lors du congrès de la SFIO qui se tient à Toulouse (octobre 1908), en faisant adopter une motion de synthèse selon laquelle il n'y a pas d'opposition entre l'esprit révolutionnaire et l'action réformiste. Il triomphe ainsi des guesdistes, et son influence ne cesse alors de grandir auprès de ses camarades comme au sein de l'Internationale. À chaque congrès, il réussit à entraîner la majorité de son parti, comme il parvient à le faire, par exemple, en février 1910, au sujet des retraites ouvrières, même s'il critique certaines insuffisances de cette mesure sociale. Il prend des positions fermes : en faveur du droit de vote des femmes, pour l'autonomie syndicale après la charte d'Amiens ou contre la peine de mort. L'attention qu'il porte à la politique étrangère le conduit à s'engager en faveur des révolutionnaires de nombre de nations : en Russie comme en Espagne, en Hongrie comme en Inde. De juillet à octobre 1911, il entreprend une grande tournée de conférences en Amérique du Sud (Brésil, Uruguay, Argentine), durant laquelle il renforce sa vision pluraliste du monde. Il s'inquiète de la guerre italo-turque (1911-1912) en Cyrénaïque et en Tripolitaine, et prône un rapprochement avec l'Islam par l'intermédiaire d'une Turquie qui, pense-t-il, sera bientôt modernisée, grâce à l'action des Jeunes-Turcs. Par ailleurs, Jaurès ne cesse de dénoncer les excès, parfois meurtriers, de la colonisation, sans pour autant plaider pour l'indépendance des pays colonisés ni renoncer à croire que la République française peut être facteur de progrès dans ces derniers.