Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
C

crise des années trente (suite)

Si certaines catégories - titulaires de pensions et retraites, propriétaires fonciers, membres des professions libérales - sont plus épargnées que d'autres, la dépression et ses conséquences atteignent plus particulièrement les producteurs indépendants et les salariés. Certes, le nombre des cultivateurs, petits entrepreneurs et commerçants ne diminue pas, les dirigeants se montrant soucieux de sauvegarder ces catégories, considérées comme une des bases sociales du régime, mais leur pouvoir d'achat se trouve amputé de 20 à 30 % en raison de la baisse des prix. Les salariés de l'industrie, quant à eux, perdent beaucoup moins en termes de pouvoir d'achat, mais ils sont durement touchés par le chômage qui frappe, à la veille des élections de 1936, plus de 860 000 travailleurs, dont la moitié seulement bénéficie de secours ; cette précarité et la crainte de perdre son emploi dissuadent par ailleurs les éventuels mouvements de contestation et de grève. Enfin, les fonctionnaires bénéficient, dans un premier temps, de la baisse des prix, mais ils sont ensuite directement atteints par les mesures de compression budgétaire. Cet appauvrissement conjoint des classes populaires et des classes moyennes suscite un mécontement et une aspiration à une autre politique, qui explique en partie la formation du Front populaire à partir de 1934.

La crise du régime parlementaire

Comme en d'autres pays, le trouble provoqué par la dépression ne reste pas sans effet sur la sphère politique. Alors que le régime se révèle incapable de remédier aux difficultés du moment, des mouvements multiformes remettent en cause ses principes et son fonctionnement, tandis que les forces politiques traditionnelles subissent le contrecoup du désarroi politique et moral. Alors que, pendant la législature 1928-1932, des gouvernements de centre droit (Poincaré, Tardieu, puis Laval) dirigent le pays durant les dernières années de prospérité, les élections de 1932 sont remportées par une coalition « cartelliste », regroupant les radicaux et le Parti socialiste (SFIO). Ces deux composantes de la gauche n'ont toutefois pas de programme commun et divergent quant aux mesures à prendre : la SFIO est favorable à des nationalisations et à l'établissement d'un impôt sur le capital, auxquels s'opposent les radicaux, défenseurs de la propriété et partisans d'une politique financière « orthodoxe ». Les socialistes n'entrent pas dans le gouvernement d'Édouard Herriot. Nommé président du Conseil en juin 1932, il ne recueille pas une majorité suffisante pour faire passer ses propositions d'économies et de rigueur budgétaire, et il démissionne en décembre 1932. Pas moins de cinq ministères à dominante radicale (Paul-Boncour, Daladier, Sarraut, Chautemps, puis de nouveau Daladier) se succèdent de décembre 1932 à février 1934, sans qu'aucun ne puisse résoudre les contradictions au sein de la gauche parlementaire.

À la fréquence des crises ministérielles et à l'absence d'une ligne politique claire s'ajoutent les effets négatifs dans l'opinion de la révélation de scandales financiers (Hanau, Oustric et Stavisky). Même s'ils ne concernent qu'une frange limitée de la classe politique, ils sont exploités par une grande partie de la presse, et jettent un discrédit sur l'ensemble du personnel parlementaire. Il n'est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu'en dehors du Parlement et des partis traditionnels, apparaissent des organisations contestataires qui mettent en cause, non seulement la manière dont le pays est gouverné, mais encore le régime lui-même. Ces formations - les ligues - ne cherchent pas à participer directement à l'action électorale, mais à exercer une pression par la rue. Héritières du boulangisme, des ligues antidreyfusardes, des groupes des années 1924-1926 hostiles au Cartel des gauches, elles sont un avatar du courant de droite antiparlementaire qui, périodiquement, durant les phases de troubles, s'était déjà dressé contre la République. Si elles affichent un goût commun pour les démonstrations de rue d'allure militaire (défilés en uniformes avec bannières et drapeaux, rassemblements motorisés), les ligues n'ont guère de projet cohérent en matière politique. Unanimes dans la condamnation du parlementarisme, jugé corrompu et inefficace, elles divergent quant à la nature du régime à instaurer ... quand elles ont une idée sur la question. La plus ancienne, l'Action française, prône la restauration d'une monarchie traditionnelle et autoritaire, en rupture avec les principes de la Révolution française : mais, malgré le prestige intellectuel de son maître à penser, Charles Maurras, l'organisation est devenue très minoritaire dans les rangs de la droite antiparlementaire. L'influence proprement « fasciste » - visant à établir un régime appuyé sur un encadrement totalitaire - est restée cantonnée à quelques groupes (Francisme de Marcel Bucard). Les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, fondées dans les années vingt et issues de la vieille Ligue des patriotes de Paul Déroulède, militent pour un renforcement du pouvoir du président de la République face à un Parlement dont les droits d'initiative et d'amendement seraient limités. Les déclarations, souvent vagues en matière institutionnelle, du colonel de La Rocque, chef des Croix-de-feu (formation issue d'un groupe d'anciens combattants), laissent également supposer que les préférences de celui-ci allaient à une République à forte prédominance présidentielle. Dans le cas des Jeunesses patriotes comme dans celui des Croix-de-feu, on se trouverait, selon l'interprétation classique de l'historien René Rémond, en présence d'une sensibilité de type « bonapartiste ». Les ligues, influentes chez les anciens combattants et dans les milieux catholiques conservateurs et nationalistes, ne jouèrent cependant qu'un rôle beaucoup plus limité que celui auquel elles aspiraient : l'émeute du 6 février 1934, moment culminant de la crise politique, n'aboutit qu'à un changement de majorité parlementaire. Une coalition dite « d'Union nationale », qui regroupe les députés radicaux et ceux de la droite et du centre droit, remplace en effet, sous la houlette de Gaston Doumergue, la majorité cartelliste issue des élections de 1932.