Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Lumières (suite)

Parfois, pourtant, cet élargissement de la diffusion va de pair avec une édulcoration. Le curé Meslier, obscur abbé d'Étrépigny, dans les Ardennes, a légué à la postérité un brûlot d'athéisme et de communisme primitif sous la forme d'un Testament : le texte circule à quelques exemplaires après sa mort en 1729, puis est transformé par Voltaire en un pamphlet simplement anticlérical, pour être imprimé en 1762. Médecin breton, réfugié en Hollande puis à Berlin, épris de paradoxes et de polémiques, La Mettrie représente également ce premier moment des Lumières où, dans le sillage du libertinage érudit, les thèmes critiques à l'égard de la tradition sont d'autant plus radicaux qu'ils ne s'articulent pas encore sur un projet social ni sur un optimisme historique. L'Homme-machine (1747) tire le matérialisme du côté de l'amoralisme : on ne s'étonne pas que Diderot définisse sa propre philosophie matérialiste contre La Mettrie, alors que Sade se réclame de lui dans ses romans athées et scélérats.

Un discours de la relativité.

• La critique de la tradition par une double relativisation historique et géographique donne naissance à des récits de voyages qui font dialoguer les cultures ainsi qu'à des romans épistolaires qui reprennent cette confrontation sur le mode de la fiction. Noble ruiné contraint à l'aventure, La Hontan rapporte ainsi du Canada de Nouveaux Voyages de M. le baron de La Hontan dans l'Amérique septentrionale, des Mémoires et des Dialogues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé (1703), où la parole est donnée à un Indien doué d'une logique redoutable. Robert Challe a pareillement voyagé : il a composé, outre le recueil de nouvelles les Illustres Françaises (1713), un Journal de voyage aux Indes orientales (1721), des Mémoires sur le règne de Louis XIV (1731) et sans doute les Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche, manuscrit souvent désigné sous le titre le Militaire philosophe.

La relativité mise en scène dans le récit de voyages s'articule sur une argumentation logique qui met à mal le dogme religieux. Montesquieu et Voltaire héritent ainsi une attitude intellectuelle et des formes littéraires dont ils tirent toute l'efficacité dans des ouvrages diffusés à travers l'Europe entière : les Lettres persanes du premier en 1721 et les Lettres anglaises du second, rebaptisées Lettres philosophiques en 1734. Voltaire a réellement séjourné en Angleterre, alors que Montesquieu imagine « sa » Perse, mais les deux œuvres opposent à la France chrétienne et absolutiste soit un Orient qui en est la caricature, soit une Angleterre diverse, dynamique et tolérante. Le siècle multipliera les bons sauvages, les candides et les ingénus, pour mieux s'étonner des évidences et ruiner les certitudes. Le passage du premier au second XVIIIe siècle est sensible à travers la transformation des utopies ou des îles lointaines en « uchronie » ou futur réformé qui se manifeste dans l'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1786), de Louis Sébastien Mercier. La critique du présent ne se fait plus au nom d'une nature plus ou moins primitive, mais au nom d'un avenir à construire.

Le cœur des Lumières.

• Une telle mutation n'est possible qu'en raison de la cristallisation des thèmes critiques, au milieu du siècle, de la convergence des sommes philosophiques et du lancement de la grande entreprise encyclopédique. Condillac publie, en 1746, son Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui adapte à la France l'empirisme de Locke ; Montesquieu, en 1748, une synthèse sur les systèmes juridiques et politiques, De l'esprit des lois ; Buffon, en 1749, le premier tome de son Histoire naturelle, dont la publication va se poursuivre durant un demi-siècle. Le public et le pouvoir ne peuvent qu'être frappés par l'ambition de ces projets qui embrassent les théories de la connaissance, du droit et de la vie. En 1750, un prospectus de Diderot lance la souscription de l'Encyclopédie, qui commence à paraître l'année suivante, et qui apparaît comme un rassemblement des énergies. Le milieu du siècle correspond à l'affirmation d'une génération nouvelle, celle de Diderot - qui fait éditer ses premières œuvres personnelles, Pensées philosophiques (1746), Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) - et de celui qui est encore son ami, Jean-Jacques Rousseau, auteur du Discours sur les sciences et les arts (1750) et du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755). Les Pensées philosophiques, qui s'ouvrent par une réhabilitation des passions, ou la prosopopée de Fabricius dans le Discours sur les sciences et les arts, se réclament d'une véhémence, d'une passion, qui, à côté de l'ironie de Montesquieu ou de Voltaire, constituent le ton nouveau des Lumières. Les tomes successifs de l'Histoire naturelle et de l'Encyclopédie, la parution du De l'esprit d'Helvétius (1758), puis d'Émile et du Contrat social de Rousseau (1762), donnent l'impression d'une offensive générale contre le Trône et l'Autel, d'une subversion radicale. C'est le moment des grands affrontements entre philosophes et antiphilosophes, qui mobilisent la presse, la scène théâtrale, les institutions académiques.

Le manichéisme de l'opposition se double en réalité d'ambitions et de rivalités personnelles, de jeux entre clans de pouvoir, d'antagonismes institutionnels entre administration centrale, parlements et Assemblée du clergé. Ce qui apparaît comme le parti philosophique peut s'allier au pouvoir central, qui essaie de moderniser l'appareil d'État, ou bien aux parlements, qui se présentent comme une force d'opposition au despotisme ministériel et comme un garant de la liberté publique.

La radicalisation des débats.

• Les années 1760 et 1770 marquent un durcissement des débats, avec les combats de Voltaire, devenu le patriarche de Ferney, en faveur des victimes de l'« injustice judiciaire » (les protestants Calas et Sirven, lequel est accusé du meurtre de sa fille ; le chevalier de La Barre, condamné à mort pour sacrilège et blasphème), et la production ouvertement matérialiste et athée du baron d'Holbach et de son groupe. Ces derniers diffusent les manuscrits clandestins des premières décennies du siècle (Dumarsais, Fréret, Challe, Meslier, Boulanger) et traduisent les libres-penseurs anglais (John Toland) ; ils produisent également des traités nouveaux tels que le Système de la nature (1770) - la bible du matérialisme, selon la formule de Roland Mortier -, qui se présente comme un ouvrage posthume de Mirabaud, et son abrégé ou version de poche, le Bon Sens (1772).