Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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perspective (suite)

Léonard de Vinci

En l'étudiant dans toute sa subtilité, et en cherchant à l'accorder avec l'" optique ", qui évolue chez lui vers ce que nous appellerions la perception, Léonard de Vinci a fortement contribué à imposer la perspective, mais il en a en même temps montré le caractère paradoxal.

   En un sens, la position de Vinci est pourtant très proche de celle d'Alberti : " La perspective, écrit-il, n'est rien autre que la vision d'un objet derrière un verre lisse et transparent, à la surface duquel pourront être marquées toutes les choses qui se trouvent derrière le verre ; ces choses approchent le point de l'œil sous forme de diverses pyramides que le verre coupe. " Et de préciser que plus les pyramides sont coupées près de l'œil, " plus petite sera l'image de leur cause ".

   Cela est fort clair, mais Léonard se rend compte qu'en réalité l'image sera véritablement conforme à ce qu'elle prétend reproduire dans la mesure seulement où elle sera contemplée d'un point fixe, donc pratiquement d'un seul œil, et surtout à une distance correspondant à celle qui sépare l'œil du tableau, c'est-à-dire du lieu où la pyramide est coupée. Dans tous les autres cas, l'image sera plus ou moins déformée.

   Il est évident tout d'abord que, si l'on regarde de trop près une image réalisée selon les principes de la perspective centrale, l'effet de fuite (des parallèles au rayon visuel principal en particulier) tendra à être peu marqué (un peu comme si le sujet avait été vu de plus loin) ; si, au contraire, on regarde l'image de trop loin, l'effet de fuite tendra à être très accusé (comme si le sujet avait été observé de plus près).

   Il est particulièrement aisé de comprendre la raison d'être du point de vue imposé lorsqu'il y a anamorphose, c'est-à-dire lorsque les règles de la perspective linéaire ont été appliquées au dessin d'un objet vu de très près. La figure qui le représente peut alors subir une déformation telle que l'objet soit méconnaissable dès lors qu'il est vu d'un point autre que celui qui correspond au point de vue du dessinateur. En revanche, l'obligation de se tenir en un point fixe perd de son importance quand l'objet a été dessiné d'une assez grande distance.

   Léonard de Vinci s'est également préoccupé d'un autre problème. La perspective linéaire prévoit seulement la diminution des objets en profondeur. Or, il se produit forcément aussi dans la vision naturelle une diminution latérale. Pour reproduire cet effet, il faudrait utiliser non pas une surface plane, mais une surface sphérique, ou du moins incurver toutes les horizontales et les verticales, à l'exception de la ligne d'horizon et de la verticale principale.

   Ces déformations latérales ne sauraient toutefois être mises sur le même pied que la diminution en profondeur, et on peut admettre, comme dans le problème précédent, que l'œil réagit en ce cas devant le panneau ou la toile comme devant le spectacle naturel, à condition encore une fois qu'il se trouve à la distance voulue. C'est pourquoi on peut soutenir comme D. Gioseffi (1957) que, dans une perspective curviligne, la peinture étant elle-même un objet soumis au regard, il se produirait une double déformation, ou superposition de déformations différentes.

   Là ne s'arrêtent pas les difficultés. La perspective linéaire fait entrer les objets dans un moule qui ne tient pas compte des déformations que leur fait subir la lumière. " Entre des objets de même grandeur placés à égale distance de l'œil, écrit Léonard, le plus lumineux semblera le plus grand. Entre des objets égaux, à égale distance de l'œil, le plus obscur semblera le plus petit. "

   Vinci pose enfin dans toute son ampleur la question de la perspective atmosphérique, qui, en atténuant les contrastes, estompe les formes des objets éloignés. Faut-il donc tenter de traduire cet effet dans la représentation, ou faut-il, là encore, laisser à l'œil le soin d'opérer devant le tableau comme il le fait en face de la nature ?

   Ces problèmes soulevés par les hommes de la Renaissance à propos de la perspective reviennent tous, en dernière analyse, à la question ainsi formulée par Robert Klein (1961) : " Si l'apparence visible présuppose la transformation subjective des impressions, doit-on, en art, rendre fidèlement les résultats de ce processus — les illusions optiques, par exemple, — ou doit-on peindre les " causes " reconstruites par le raisonnement en laissant à l'œil le soin d'opérer sur les éléments ainsi dégagés les mêmes transformations que sur les données sensibles provenant du modèle ? " Or, il est évident, comme l'écrit plus loin l'auteur, que cette question " ne peut être résolue puisque chaque parti aboutit nécessairement dans le camp de l'adversaire. L'attitude objective et scientifique qui refuse de reproduire les aberrations et la faiblesse de la vision est obligée de compter sur elles pour la perception de l'œuvre : l'attitude analytique qui les incorpore à l'œuvre doit nier l'existence du spectateur. Ce dilemne révèle la profonde ambiguïté de toute perspective en art et non pas seulement dans les arts du dessin ".

   Tout le drame de la perspective vient en effet de ce qu'on utilise pour représenter des objets des feuilles de papier, des panneaux, des murs ou des toiles, c'est-à-dire des supports qui, bien que plats, n'en sont pas moins eux-mêmes des objets. La vision binoculaire — qui, comme chacun sait, est pour beaucoup dans notre perception du relief — souligne cette platitude des supports. C'est sans doute pourquoi Léonard de Vinci conseille à plusieurs reprises de regarder le tableau non seulement comme nous l'avons vu, à une distance déterminée, mais d'un seul œil, et de préférence par un petit trou comme pour le panneau de Brunelleschi. L'œil accommodant sur le tableau, les bords du trou deviennent donc flous, et cela contribue à faire oublier la forme géométrique qui délimite objectivement le tableau. Ménageant une transition entre l'espace réel et le tableau, le cadre, bien qu'objet lui aussi, peut constituer dans une certaine mesure une solution plus confortable. Une autre manière de créer l'illusion est évidemment de prolonger l'architecture même de l'espace réellement occupé par le spectateur, comme on le fera à l'époque baroque dans les " scénographies ", la perspective retrouvant en ce cas ses origines antiques.

Traités de perspective

Si ce conflit entre la géométrie et la nature est sensible dans le Codex Huyghens, qui reflète les idées de Léonard de Vinci (même si Huyghens n'en est pas l'auteur, comme on l'admet souvent), la plupart des autres traités ou articles se rapportant à la perspective tendent, à la suite d'Alberti et de Piero della Francesca, à en faire une science purement géométrique. C'est ainsi que, dans son De sculptura, écrit à Padoue en 1504, Gauricus élimine la perspective " naturelle " au profit d'une perspective " artificielle " très abstraite. Le traité du chanoine Jean Pélerin, dit le Viator, imprimé à Toul en 1505, est surtout une démonstration par l'exemple des principales lois de la perspective classique. Quant à Dürer, le titre même de son ouvrage (paru à Paris en 1532), Institutionum geometricum libris quatuor, dans lequel il est question de perspective, indique bien que cette discipline s'inscrit pour lui dans le cadre des problèmes relatifs à la géométrie pure. Comme tous les artistes de son temps, il est certes obsédé par le désir d'arriver à une véritable duplication du monde extérieur, et il met au point pour cela des appareils inspirés du principe du dessin sur un verre préconisé par Vinci. Mais il ne s'attache pas autant que lui aux illusions de la vision naturelle.

   À la suite de Viator et de Dürer, de nombreux traités de perspective paraissent, à Nuremberg et à Venise en particulier. L'architecte Serlio étudie la perspective dans la deuxième partie d'un ouvrage consacré à Vitruve (1537). Il admet aussi bien la " costruzione legittima " que la perspective à point de fuite central. Il s'occupera de théâtre, de même que le géomètre D. Barbaro.

   En France, Jean Cousin publie en 1563 un livre de perspective inspiré de Viator et de Dürer, et l'architecte Androuet du Cerceau, en 1576, ses Leçons de perspective positive.

   À Venise paraît, en 1594, La Pratica di prospettiva de Sirigatti. La perspective, on le voit, devient de plus en plus une science géométrique, qui finira par évoluer, avec Guido Ubaldi des Monto et Gérard Desargues (1591-1661), vers la géométrie projective. Les peintres se sentiront de moins en moins concernés.