Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

L'entre-deux-guerres

La période de l'entre-deux-guerres est, d'une façon générale et dans tous les pays, d'abord marquée par le retour à une vision plus réaliste, avant que la guerre d'Espagne et les signes annonciateurs du second conflit mondial ne bouleversent la relative quiétude des années 20. Le Fauvisme, le Cubisme, voire certaine tendance à l'Abstraction sont exploités de manière assez éclectique, et le nu va bénéficier de cet état d'esprit. Les maîtres de l'avant-guerre donnent l'exemple, tels Derain et surtout Picasso avec de grandes figures monumentales, d'une assise toute classique (Femmes debout, 1921, musée de Prague), des nus masculins aussi, quelque peu cézanniens (la Flûte de Pan, 1923, musée Picasso), et le thème du centaure enlevant une femme apparaît (le Rapt, 1920-1923). À cette plénitude méditerranéenne, Matisse oppose des nus dans un intérieur, assez sages, où les rapports d'espace et de couleur comptent surtout. La commande de la Danse (1931) pour la Barnes Foundation de Merion (Pennsylvanie) lui permet de retrouver le jeu des grandes arabesques décoratives, et les nus exécutés ensuite par lui témoignent de cette ascèse (Nu rose, 1935, Baltimore, W. A. G.). Apparemment indifférente au climat de l'après-guerre, l'évolution de Bonnard est la plus régulière ; les nus de celui-ci qui se succèdent de 1919 à 1937 vont tenter de résoudre, contrairement à Matisse, le problème de l'intégration de la figure au fond coloré, au détriment, peu à peu, de sa matérialité (Nu devant le miroir, 1919, musée de Saint-Tropez ; Nu dans la baignoire, 1937, Paris, Petit Palais). Reprenant les expériences de 1913-14, Fernand Léger tente alors d'assimiler le nu à un univers rigoureusement mécanisé (cylindres et sphères) soit dans le petit format (Trois Femmes, 1920), soit dans de vastes toiles, accordant moins de place aux accessoires de l'intérieur (Femmes tenant des fleurs, 1922, Düsseldorf, K. N. W.).

   Mais les tableaux plus tardifs voient cette discipline s'assouplir et les nus se différencier (les Deux Sœurs, 1935). C'est une ambition analogue que poursuit en Allemagne Schlemmer, pour qui le corps humain est un module universel, mais le dessin, moins monumental, reste naturaliste (l'Entrée du stade, 1930, Stuttgart, Staatsgal.). Certaines tendances expressionnistes, informées du Cubisme et de l'Art nègre, offrent alors, à un niveau moins élaboré d'abstraction, une sorte de compromis entre Léger et Schlemmer. Les nus de Gromaire, aux masses bien rythmées, géométriquement définies, sont souvent campés dans un intérieur (Femme attachant ses bas, 1928). Les réalisations des Flamands sont plus mobiles : vérité ample et saine chez Permeke (Grossesse, 1924 ; petits dessins attachés à résumer une attitude et grands fusains) ; associations plus complexes chez De Smet et Van den Berghe, dont l'érotisme est explicite (Van den Berghe : le Flûtiste, 1925, musée de Bâle) ; variations stylisées chez Daeye, très marqué par Modigliani.

   Les sollicitations de la culture, après la contestation radicale du Futurisme, ont été particulièrement fortes en Italie, et ce grâce à l'action de transfuges de l'esprit moderne comme De Chirico et Carra, qui a occupé une situation analogue à celle de Derain (Nu, Milan, G. A. M.). Par la vigueur de ses rythmes monumentaux, Sironi est le plus proche de Permeke, avec cependant plus de sécheresse ; mais la plupart des peintres furent attentifs à la leçon des musées, de Casorati à Campigli et à Mafai (Buste de jeune fille, v. 1930, Rome, G. A. M.), et c'est un réalisme combatif, haut en couleur que pratique Guttuso encore à ses débuts (la Fille de Palerme, 1940, id.).

   Chez ces artistes si divers, le nu n'est jamais littéral, et même le chef de file du Réalisme en France, Dunoyer de Segonzac, a laissé des nus sans servilité, grassement peints (les Demoiselles de la Marne, 1922, Paris, M. N. A. M.). Avant le Surréalisme, qui l'exploite à des fins de " dépaysement ", une absence totale de transposition avait été recherchée par Vallotton (la Blanche et la Noire, 1913) et même par Marquet dans le thème de la fille de bordel, fréquent après la guerre. Le nu devient alors assez caricatural chez Goerg (comme Grosz en Allemagne), sombrement expressif chez Fautrier (1926-27) et triomphe chez Pascin, qui en a laissé les images les plus justes, les plus calmement animales, jusque dans le lesbianisme compensateur de ce milieu (nombreuses versions des Deux Amies ). Dans les années 20, les peintres de la Nouvelle Objectivité allemande présentent la même diversité : intimisme monumental de Schrimpf, représentation crispée et hagarde de Dix (Nature morte dans l'atelier, 1924, Stuttgart, Staatsgal.), fidélité froide de Christian Schad (Autoportrait au modèle, 1927), dessins satiriques de Grosz, où de lourdes anatomies sont entièrement apparentes sous les robes (Promenade, encre de Chine, coll. part.), silhouettes impassibles, au dessin bref, de Beckmann et de Hofer. L'accord, au moins relatif, entre le peintre et la femme est, ici, le plus souvent détruit. Le Surréalisme, que hante la nostalgie du couple, de l'amour, n'a pas toujours su non plus reconstituer le " bloc de lumière " (André Breton), la recherche de l'insolite et la distance mentale nécessaire pour faire jaillir l'étincelle poétique nuisant à cette alchimie sensible. Pour un surréaliste, le nu est à la fois moyen et fin. Souvent réduit au buste ou aux jambes (Magritte, Ernst), complet chez Delvaux, Dalí, L. Fini, le nu introduit une suggestion bouleversante dans un ensemble hétérogène (Magritte : le Temps menaçant, 1928), dans un espace immensément vide (Dalí) ou dans des perspectives peut-être propices à la rencontre (Delvaux : Propositions diurnes, 1937). Dans ses dessins et ses gravures, Bellmer expose, en revanche, sans tenir compte de leur lien logique, les positions diverses des membres et décrit les dépressions élastiques, les saillies imprévues d'un monstre femelle (Céphalopode irisé, 1939). Du moins les parties d'un corps sont-elles toujours identifiables. Après les mannequins nus de De Chirico, il y eut création de métaphores plus complètes chez Miró, dispersant quelques signes dans l'espace de la toile (Nu, 1926, Philadelphie, Museum of Art), et chez Picasso, dont la participation au Surréalisme se signale par un fantastique sans précédent (Figures au bord de la mer, 1931, Paris, musée Picasso ; suite du Minotaure, 1933). La guerre d'Espagne devait accélérer ce processus de mutation formelle, culminant en 1937, peu de temps avant Guernica (Deux Femmes nues sur la plage, Paris, musée Picasso). De 1934 à 1938 prend place la série contemporaine de toiles et de dessins de Miró, dont le sauvage symbolisme sexuel, dérivé des pétroglyphes (Femme, 1934, Philadelphie, Museum of Art), s'apaise parfois dans les études de nu exécutées en 1937 à la Grande-Chaumière.

Le nu après la Seconde Guerre mondiale

À partir des années 40 le nu va progressivement disparaître, jusque v. 1960, car le triomphe de la Non-Figuration ne laisse guère place à un tel sujet. Les maîtres anciens l'affectionnent toujours, principalement Picasso (maintes variations peintes et dessinées, allant d'un classicisme subtil à un baroquisme échevelé) et Matisse, dont les grandes gouaches bleues découpées et collées de 1952 renouvellent plastiquement le thème. Une variante expressive est fournie par les peintures du sculpteur Giacometti (série des nus debout et assis dans l'atelier, d'un hiératisme sévère), voire par les figures, délibérément pessimistes, de Buffet et, avec plus de bonheur, par les nus, colorés, orageux, d'Appel (suite en 1962) et ceux, plus lisibles, de Guttuso (Nu couché, 1961).

   Les conceptions inédites sont apportées en France par Fautrier et Dubuffet. Les nus de Fautrier se réduisent maintenant à des formes vagues, des cercles, symboles de la féminité (la Femme douce, 1946), mais d'une suggestion fort explicite. Dubuffet, en s'inspirant des graffiti, du dessin spontané de l'Art brut, en donne les représentations les plus virulentes et sarcastiques de l'époque (suite des Corps de dame, 1950). Ce sont là des cas isolés. Le pop art et la Nouvelle Figuration des années 60, chargés d'un érotisme d'autant plus puissant que quinze ans d'Abstraction l'avaient ignoré, accordent au nu une place privilégiée, que le regain d'intérêt pour le Surréalisme confirme (Bernard Dufour : Pluie de femmes, 1960, Saint Louis, City Art Museum). Les pop'artists anglais et américains situent le nu dans son " environnement " (salle de bains, chambre à coucher), transposant, d'une manière assez inattendue, l'intimisme pictural de Bonnard dans les trois dimensions (Tom Wesselmann : Grand Nu américain n° 48, 1963, Minneapolis, coll. part.). Il faut noter que les tableaux contemporains de Balthus, qui a frôlé avant la guerre le Surréalisme, traduisent, avec un érotisme plus insidieux, un univers semblable (la Toilette de Cathy, 1933, Paris, M.N.A.M. ; la Chambre turque, 1966, id.). Plus souvent, dans le Pop' Art, certaines parties du corps apparaissent, au milieu d'une composition complexe, comme autant de " flashes " révélant la femme dans sa vie quotidienne (Hamilton : She, 1958-1961, peinture de collage) ou concourant à un attrait publicitaire (Mel Ramos : Val Veeta, 1965, un nu de dos étendu sur une boîte de fromage). La dernière œuvre de Duchamp, Étant donnés 1. la chute d'eau, 2. le gaz d'éclairage (1946-1966, Philadelphie, Museum of Art), est un environnement d'un réalisme rarement atteint et qui reprend le thème de la mariée, ici étendue sur un lit de branchages. Nulle préoccupation de style ou d'invention : le nu suit plus ou moins les canons de la mode ou n'est qu'une silhouette aisément identifiable, parfois calquée sur le vivant (Yves Klein : Portrait relief d'Arman, 1961, Paris, M. N. A. M.). Gerhard Richter, utilisant le report photographique, répond littéralement à Marcel Duchamp avec son Nu descendant un escalier (1966, Cologne, W. R. M.).  Quelques peintres de la Nouvelle Figuration ont pourtant renouvelé la forme et l'esprit. Le dessin rond, elliptique, aux accents brefs et forts de Bacon convient à merveille pour restituer le nu masculin ou féminin, vu de loin, indiscrètement, par le spectateur, comme un animal dormant, lisant, faisant l'amour, prisonnier de ses gestes et de ses habitudes (Nu avec figure dans un miroir, 1969). On retrouve ce pessimisme objectif, traité avec moins d'ampleur, chez Recalcatti (Intérieur américain, 1970). L'artiste se fait voyeur, joue de tous les ressorts de l'érotisme, associe le galbe d'un buste ou d'une hanche à la froideur hygiénique d'un lavabo (Peter Klasen). Cette lancinante poursuite de la femme, qui mène du désir inaccessible au constat de la chair triste, a eu aussi pour conséquence un attrait nouveau, exercé par les nus célèbres de la peinture (Vénus de Velázquez dans Exile de Rauschenberg [1962] ; Bain turc d'Ingres : variations de Martial Raysse [1965], de Labisse [1968] ; exposition du Bain turc au Louvre [1971] ; derniers dessins de Marcel Duchamp). Ces différents hommages reflètent un des phénomènes de la culture de masse, la diffusion par la carte postale, la photo, et il s'agit techniquement soit d'une copie conforme réalisée par report photographique, soit d'une simplification inspirée par l'affiche ou la bande dessinée. Celle-ci touche un public très divers et de tout âge ; la composante érotique, importante (Forest, Guido Crepax), donne aux attributs sexuels un relief de caractère magique (Richard Corben, Crumb). La revue de sex-shop répand, d'autre part, de monstrueuses et fascinantes images, qui évoquent les statuettes de fécondité aurignaciennes, quand les publicités pour les sous-vêtements imposent des canons plutôt grêles, où la moindre courbe ou saillie est signifiante. C'est dans ce pêle-mêle d'" agressions " contradictoires que l'artiste contemporain trouve son bien, au gré de sa volonté créatrice et de ses pulsions inconscientes.