Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

couleur (suite)

Le précédent antique : couleur-surface et couleur-matière

En règle générale, on peut avancer que, dans toutes les civilisations anciennes — ou les parties les plus anciennes d'une civilisation —, la couleur a été utilisée avec la plus grande franchise et la plus nette vivacité, dans la clarté et la distinction des formes envisagées. C'est également l'ambition des périodes où des artistes ont voulu revenir à une peinture simple et " primitive ", comme Gauguin et les Nabis par exemple, pour ne point aller jusqu'à certaines expressions du pop art.

   Cette peinture de " surfaces colorées " traduit le sens du décor autant que les besoins d'un rituel, comme dans le cas du temple égyptien. L'idée de relief, de sensation spatiale marque, au contraire, des préoccupations visuelles nouvelles, parallèlement à l'évolution de la technique : c'est ce que l'on perçoit à Rome, à l'époque du Haut-Empire, ou au cours du XVe s. en Europe. L'individualisme, la " culture " de la vision chez l'artiste, le besoin de montrer son métier et d'atteindre une " manière " apparaissent alors.

   Sans doute cette évolution a-t-elle dû se préciser dès le IVe s. classique dans la Grèce antique, si nous en croyons les textes, parallèlement à une différenciation intervenue plus tôt entre la surface à peindre, sa dimension, l'aspect particulier des techniques utilisées. De même constatons-nous, à Rome, le passage d'une " peinture-surface " à une peinture de suggestion spatiale, à laquelle correspondent des effets d'ombres et de transparence dans les couleurs, ce que la présence de la touche, connue par exemple à Stabies (paysages), rendra plus sensible. En ce sens, on appréciera d'autant mieux le rare équilibre réalisé entre toutes ces valeurs dans une peinture murale comme celle de la villa des Mystères, à Pompéi.

   En revanche, à Boscoreale, on note la tentative — efficace — de donner plus d'importance au volume, anticipant sur un certain réalisme cher au XVIIe s. La touche colorée, ici encore, tend à un certain relief, visant à suggérer une présence tout en affirmant le jeu propre à l'artiste ; couleur-matière, image-expression personnelle : nous retrouverons cette dialectique tout au long de l'histoire de la peinture d'Occident, chaque fois que s'exprime le désir d'affirmer l'autonomie picturale. Tout cela marque bien la part de l'Antiquité dans l'histoire de la peinture de l'Occident, et l'on comprend le désir des Italiens de la Renaissance de s'être présentés comme des successeurs de Rome et de la Grèce. En effet, bien des techniques avaient déjà été trouvées que — sauf pour l'encaustique — nous verrons reparaître largement par la suite. L'artiste disposait aussi de bonnes couleurs dont héritera le Moyen Âge, époque où l'on n'hésitera pas à se référer constamment à Pline ! Grecs et Romains ont connu en particulier le cinabre, ce merveilleux rouge provenant en grande partie de la péninsule Ibérique, des régions arrosées par le Minho, d'où le nom de minium parfois utilisé ; ils ont connu également de superbes terres rouges de Pouzzoles et surtout le rouge en provenance de Sinope, en Asie Mineure ainsi que des bleus comme l'azurite, ou pierre d'Arménie, l'indigo et le fameux outremer fabriqué avec le lapis-lazuli d'Orient. Notons encore une teinte pastel, un bleu-vert du type malachite, un vert d'acétate de cuivre (vert-de-gris), un jaune de sulfure d'arsenic, l'orpiment, à côté de jaunes extraits de terres limoneuses ou de plantes. Quant au fameux " bleu égyptien ", on sait aujourd'hui (Lefur) qu'il est soit constitué de silicate double de cuivre et de calcium, soit en composition avec de la wollastonite, ou métasilicate de calcium et du quartz — avec, parfois, hématite et calcite en infime quantité. Il s'y ajoutait de splendides pourpres, allant des rouges aux violets les plus intenses, parmi tant de couleurs dont la désignation introduira des difficultés dans le vocabulaire du Moyen Âge. Retenons la beauté des surfaces " glacées ", des rouges et des bleus traités à la fresque et à la cire sur enduit de stuc marbré.

   Mais Rome avait également — après la Grèce — trouvé un système d'organisation des couleurs, pour la composition des grands ensembles ou des " tableaux " isolés, fondé sur un équilibre asymétrique (ou symétrique au sens étymologique du mot) selon lequel, à travers une surface déterminée, à des couleurs d'étendue majeure des formes et des fonds répondaient, en plus petite " quantité ", des couleurs participant à la même gamme : équilibre " classique " facilité par la coloration des vêtements. Il y a là, évidemment, selon les époques et les lieux, des couleurs dominantes préférées, semble-t-il, comme à la maison de Livie au Palatin. Mais nous ne pouvons faire à ce sujet d'hypothèses raisonnables, faute de documents suffisants. Notons toutefois l'origine d'une très vieille distinction entre les couleurs de base — de dessous — de teinte moyenne (ou même définie par une association de clair et d'obscur, à partir souvent d'une terre rouge très affirmée) et les couleurs finales, parfois parées en glacis.

La part du Moyen Âge

À l'héritage antique, retransmis en partie seulement, le Moyen Âge devait ajouter des couleurs nouvelles, qui prirent peu à peu une importance particulière grâce à la peinture de manuscrit, puis à celle des tableaux amovibles. Ainsi, à côté de l'azurite et du lapis-lazuli, le rouge vermillon, issu du sulfure de mercure, et la sandaraque, un rouge de plomb de teinte orangée, devaient prendre place parmi les couleurs les plus estimées de cette période. Elles le furent grâce à la diffusion de l'alchimie arabe, qui, peu après le VIIIe s., semble-t-il, a procuré à l'Occident de nouvelles couleurs — des rouges, en particulier, comme celui issu du bois de Brésil (qui, plus tard, donnera son nom au pays), ou des laques, comme la gomme gutte ; autant de couleurs qui ont orienté la peinture vers une très grande richesse. N'oublions pas en effet que le mot miniature est une dérivation du verbe miniare, qui se rapportait à un passage de couleurs vives — du type minium. On utilisait également beaucoup de teintures, comme la garance, avec certains verts, tels ceux qui sont issus de l'iris ou de baies, dont les effets de brillance eurent un gros succès jusqu'au XVIe s., en attendant le jeu des couleurs " changeantes " faites de teintes superposées. À Venise et en Flandre, cet usage des teintures devait apporter un effet de profondeur des plus réussis, dès le XIVe s., menant à la sensation d'une " spatialité picturale " propre à la structure de la couche peinte.

   Il semble que, par ce biais comme par celui de la couleur-lumière du vitrail et de certaines céramiques à glaçures (apprises auprès des Arabes), le Moyen Âge ait atteint une vision différente de celle de l'Antiquité ou ait aspiré à une certaine intensité lumineuse, un peu différemment de ce que cette même Antiquité avait mis au point avec ses peintures murales à la cire et ses mosaïques ; Byzance, qui en héritera surtout, s'efforcera bien souvent de définir par la couleur un milieu intérieur " irréel ", comme l'a bien montré A. Grabar, et qui, préfiguré sous le Bas-Empire, sera évoqué à Venise au cours du Moyen Âge et à Ravenne, en particulier, dès le Ve s. (travaux de Bettini, notamment).

   Mais peut-on, dès lors, parler d'une vision " médiévale " de la couleur, après les créations antiques ? Par son usage religieux ou théocratique comme à Byzance (dont l'influence est considérable sur l'Occident), la peinture est largement revenue au principe de la " peinture-image " de la haute Antiquité, où la présence de la surface conditionne la franchise des couleurs. La fresque, avec ses larges surfaces, le besoin d'une grande visibilité, et, avec plus d'intensité, l'enluminure ont joué un rôle déterminant. En tout cas, par l'intermédiaire de la peinture de manuscrit et de vitrail, où l'on " illumine " les couleurs, la peinture amovible, étroitement mêlée à l'orfèvrerie des églises, a mis l'accent sur la richesse des coloris. L'organisation des surfaces colorées tend à faire valoir réciproquement leur richesse propre et à faciliter l'insertion des ors. On s'en rendra compte en comparant, du côté italien, un tableau " gothique " comme une œuvre de Fra Angelico avec un tableau du type de la Transfiguration de Giovanni Bellini (Naples, Capodimonte), où les couleurs sont harmonisées avant tout sur le principe d'un accord tonal trouvé par rapport à une unité de lumière de source " naturelle ". La lumière " se pose " sur les couleurs au lieu d'" en sortir " et de s'associer à la lumière de l'or, ce qui constituait un accord à la plus grande hauteur. Déjà, dès le début du XVe s., en Italie du Nord, à Venise surtout, des accords plus " graves ", plus sourds étaient appuyés sur la proximité des tons de teintes voisines, préférant associer qu'exalter. Une nouvelle révolution sortira de là, contredite un moment par certains maniéristes (Rosso, Pontormo), qui reviennent aux ombres très colorées d'un Ghirlandaio par exemple. Il est vrai qu'au Moyen Âge chaque couleur a son prix, et la quête, la préparation de la couleur sont une affaire d'atelier, longue, minutieuse, très délicate, traitée avec l'esprit de l'orfèvre et celui de l'alchimiste — on l'oublie trop. Du secret de la préparation à celui de la réalisation, le souci de la belle matière demeura très longtemps l'une des bases du métier de peintre, et la perfection du rendu des couleurs constituait l'un des fondements de l'appréciation esthétique de cette époque. Ce métier s'apprenait de bouche à oreille — et de main à main ! Plus rarement en lisant des traités manuscrits de recettes, dont nous avons conservé certains (manuscrits de Lucques, Théophile, Jehan le Bègue, Cennini ou Denys de Fourna, notamment). Les couleurs sont des produits naturels ou obtenus artisanalement, car il n'existe pas à proprement parler d'industrie de la couleur. Toutefois, l'artiste ne fabrique pas tout chez lui, et le commerce — pharmaceutique surtout — lui fournit parfois des couleurs toutes faites, comme les fameuses tablettes de couleur de Venise, tandis que les couvents assurent une fabrication artisanale d'appoint. Mais, dans l'ensemble, il achète les matières premières, broie, distille, utilisant parfois pour dérivés les produits de coloration de l'industrie textile. L'essentiel est d'obtenir un ton franc qui, pour la clarté, joue avec le blanc des fonds préparé au plâtre (gesso) et qui, mieux que le blanc de plomb, assure la clarté de ton.

   Rares ont été les changements profonds amenés par l'apparition de couleurs nouvelles, bien que, dès le XVIe s., Lomazzo, dans son Traité sur la peinture, ait pu consacrer de nombreuses pages aux combinaisons diverses des couleurs. En fait, jusqu'au XVIIIe s., la palette du peintre disposait d'une trentaine de tons francs. Les mélanges sont rares, ils apparaîtront surtout à partir de la Renaissance, mais sont déjà annoncés par le développement des tons bruns pour suggérer les ombres, à mesure que le peintre passe de la couleur-surface à la couleur-espace (déjà chez Van Eyck) et use ainsi de tons rompus et rabattus, dont abusera le XIXe s., encouragé par une évolution du dessin académique.

   Ces quelques innovations sont dues à des modes nouvelles, par exemple à l'usage de certains verts végétaux à la fin du XVe s., de terres rouges au XVIe s. — et surtout au XVIIe —, à la fabrication d'un bleu de remplacement en France au XVIIIe s. Recettes, " cuisines " d'ateliers se suivent d'un siècle à l'autre.