Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Le nu dans l'art religieux

Se servir du nu pour célébrer l'exaltation ou la détente physique, la palpitation secrète du corps et son immédiat plaisir d'exister est assurément une attitude empreinte de paganisme. Ce paganisme est latent d'ailleurs chez un Reni ou un Rubens, qui étaient au demeurant d'excellents chrétiens. En tout cas, cela ne convient guère à la peinture religieuse. Le nu y tient au XVIIe s. une part modeste. Banni par le concile de Trente, il ne subsiste que dans quelques sujets, où il fait partie du thème iconographique : la Flagellation, la Crucifixion, la Résurrection, saint Jean-Baptiste... Or on voit apparaître à la faveur de ces thèmes, ainsi que des scènes de martyre (n'oublions pas que l'Église de la Contre-Réforme attachait la plus grande importance à la représentation des saints martyrisés), une attitude nouvelle à l'égard du nu.

   Examinons le Crucifiement de saint Pierre de Caravage à S. Maria del Popolo de Rome. Saint Pierre est un vieil homme, et Caravage s'est bien gardé de lui donner les proportions athlétiques d'une statue ancienne. Ce n'est pas qu'il ait choisi de représenter un corps délabré ; mais nous ne retrouvons plus ce dessin des muscles sous la peau, ce jeu de volumes bien définis qui permet de charpenter et d'articuler à la fois l'être humain. Le corps que nous montre Caravage est alourdi et empâté ; la poitrine ne fait qu'un bloc ; on ne discerne plus l'armature du thorax et l'attache des muscles sur les côtes ; au niveau du nombril, un gros pli vient séparer cette poitrine d'un ventre qui se gonfle un peu ; un repli de peau sous le bras vient accuser l'indécision de l'attache, et ce n'est peut-être pas maladresse anatomique, mais propos délibéré. Dans le Saint Jérôme de la cathédrale de La Valette, postérieur de quelques années, le parti est encore plus sensible. Sans être à proprement parler décharné, le torse du saint est amaigri ; les tendons du cou apparaissent, ainsi que le creux de la clavicule. Comme le personnage est assis, la peau du ventre forme de longs plis.

   On peut mieux mesurer par ce biais la portée de ce que l'on appelle " réalisme " chez Caravage. Il ne s'agit assurément pas d'une complaisance dans la représentation de la déchéance ou de la souffrance, qui serait le revers hideux de l'attitude lyrique envers le nu. C'est encore notre sympathie qui est sollicitée, et une espèce de communion. Mais, au lieu que le monde qui nous est présenté soit un monde de joie ou, à tout le moins, de plénitude, nous nous trouvons face à un monde de douleur et de repliement. Au lieu d'être présenté comme un instrument bien accordé ou comme un fruit savoureux, le corps humain devient ici une pauvre guenille ; l'âme ne s'épanouit plus dans un contour mélodieux ou au travers d'une enveloppe miroitante ; elle est, au contraire, renfermée dans un habitacle de désolation. On ne trouve guère de " beaux " nus chez Caravage et ses successeurs ; ou bien, comme dans le Martyre de saint Matthieu, c'est celui du bourreau.

   Rien d'étonnant à ce que le type du nu pathétique se manifeste chez les peintres qui se rattachent à la tradition caravagesque. Georges de La Tour en fournit un admirable exemple. Ses deux Saint Jérôme (musée de Grenoble et Stockholm, Nm) dépassent encore ceux de Caravage lui-même en intensité de sentiment. Cette fois-ci, nous voici en présence de corps presque ruinés. Rien ne rappelle plus au souvenir les proportions des statues antiques ; le torse est allongé, et les jambes paraissent trop courtes. Dans le tableau de Grenoble surtout, nous voyons la peau, fanée et desséchée comme un vieux parchemin, se plisser hideusement sur un ventre aux muscles détendus ; un bourrelet de chair flasque pend sous la cuisse amaigrie. Les pieds sont difformes ; les seuls reliefs du bras sont ceux de l'articulation du coude et de l'épaule. De même, dans le Job du musée d'Épinal, la poitrine creuse et les genoux osseux du vieillard nous donnent l'impression d'une extrême décrépitude. L'allongement des proportions, le parti de présenter des corps qui font penser à des pantins disloqués se retrouvent jusque dans les rares nus juvéniles de La Tour que nous connaissions, c'est-à-dire les différentes versions du Saint Sébastien. Mais ce parti extrême aurait-il été possible en Italie ?

Rembrandt

Parmi les peintres qui ont le mieux traité le nu en faisant ressortir les vulgarités et les laideurs du corps, nous trouvons Rembrandt. Cette fois-ci, c'est la femme qui est de préférence, si l'on peut dire, la victime. L'artiste n'a pourtant pas pris le parti de représenter toujours des êtres difformes ou délabrés par l'âge. Lorsque nous regardons la Danaé de l'Ermitage, nous pouvons penser, au contraire, que la femme qui a posé était jeune et belle. Nous sommes loin, cependant, de l'idéal classique ou de l'élan panique de Rubens. Danaé, étendue de côté, se redresse légèrement, de sorte que son sein gauche s'écrase contre le coussin sur lequel elle repose ; un accent lumineux vient souligner le pli de cette masse de chair molle. Comparés à l'étroitesse du buste, le ventre et les hanches sont très larges, et ce qui fait vivre la peau, ce n'est pas l'irisation rose et bleue de Rubens, mais des contrastes accusés de lumière et d'ombre, qui lui donnent un caractère épais et comme liquoreux. La sensualité d'un tel nu est égale à celle des nus rubéniens, peut-être même plus grande encore, mais c'est une sensualité plus lourde et moins heureuse. Alors que Rembrandt représente des femmes jeunes, on dirait qu'il s'attache, en insistant sur le poids de la chair, sur des seins qui commencent à s'affaisser, sur un ventre qui déjà se gonfle, à faire sentir une prochaine déchéance.

Le nu français au XVIIIe siècle

Ce n'est pas la France qui a inventé le nu lyrique, ni le nu pathétique, même si l'on peut trouver de beaux exemples chez Vouet ou chez de La Tour. Il semble, en revanche, qu'elle ait inventé et porté à son point de perfection au XVIIIe s. le nu voluptueux, avec Boucher et Fragonard. Un Parisien et un Provençal : nous voilà loin aussi bien de la tradition antique que de l'héritage du Nord, de la communion heureuse avec les puissances de la nature comme des inquiétudes sourdes du puritanisme.

   La nouveauté se manifeste si l'on compare deux tableaux distants de quelques années seulement, l'un et l'autre au Louvre : l'Hercule et Omphale de Lemoyne et la Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée de Boucher. Les deux sujets ont ceci de commun qu'ils permettent de combiner en un seul tableau nu masculin et nu féminin. Lemoyne apparaît tout imprégné d'une tradition double : vénitienne — et l'on pense d'abord à Véronèse — et flamande — c'est-à-dire Rubens avant tout. Ses personnages sont dessinés avec une solidité de construction, une sûreté dans l'agencement, souple et décoratif, des lignes qui viennent droit des grands maîtres de la Renaissance ; une lumière dorée où se mêlent les reflets d'un large rideau rouge fait palpiter leur chair. Comparés à cela, les dieux de Boucher, même dans une œuvre de jeunesse, ont bien peu de réalité, surtout sa Vénus, dont le corps, laiteux, diaphane et sans pesanteur, contraste avec celui, bruni et musclé, de Vulcain, sur lequel vient danser la lueur rougeâtre de la forge. On sent encore un peu le brillant élève qui a parfaitement assimilé les règles classiques du nu ; mais on sent aussi qu'il entreprend déjà de s'en affranchir. Le corps de Vénus est dessiné selon des proportions qui paraissent retrouver les canons maniéristes : tête fine, épaules étroites, seins petits et haut placés, ventre et cuisses épanouis, extrémités fuselées. Les transitions entre les volumes sont esquivées de manière à produire l'impression d'une surface lisse et d'une consistance aérienne.

   Vingt ans plus tard, ce traitement si particulier du nu sera étendu au nu masculin. Dans le Coucher du soleil de la Wallace Coll. de Londres, Apollon paraît être un tout jeune homme, presque un enfant. Ce corps souple, où l'on ne sent ni les articulations d'un squelette, ni la puissance des muscles, semble être fait d'une autre chair que la nôtre, une chair de lumière et de rêve. Les êtres perdant ainsi leur réalité, leurs aventures la perdent également. Au XVIIe s., le nu reste étroitement lié à la peinture d'histoire ; avec l'inflexion nouvelle que lui donne Boucher, cette liaison n'a plus rien de nécessaire. À quoi bon le support d'un récit quand il ne s'agit que de faire s'épanouir comme en songe des nudités immatérielles ? L'Odalisque du Louvre n'a besoin d'aucun prétexte pour faire miroiter sa peau translucide au milieu des coussins et des soieries. Avec Fragonard, le pas est définitivement franchi ; ses Baigneuses du Louvre sont-elles encore des nymphes ? La question est dérisoire, car tout l'intérêt du tableau est dans le jeu alerte d'un pinceau libéré des contraintes de l'histoire comme de la discipline des formes classiques. Abandonner l'histoire, certes, c'est courir le risque de tomber dans l'anecdote, et le danger qui guette le nu voluptueux, c'est de se métamorphoser rapidement en nu grivois. Boucher et Fragonard n'y échappent pas toujours. Mais, sans cette révolution d'apparence frivole, Ingres eût-il existé ?

   Hors de France, les peintres se sont gardés de s'aventurer aussi loin dans cette direction. Dans la peinture au demeurant si brillante de l'Allemagne du XVIIIe s., nous ne rencontrons pas un grand maître du nu. Troger, dessinateur virtuose qui sait, à la cathédrale de Brixen, envelopper dans un mouvement tourbillonnant les deux nus des ouvriers occupés à abattre une idole païenne, préfère le plus souvent draper ses personnages. Maulbertsch donne à l'église de Heiligenkreuz-Gutenbrunn un des exemples les plus pathétiques du nu en représentant un unijambiste adossé à un arbre, avec sa béquille et son moignon prolongé par une jambe de bois. Mais de tels exemples restent exceptionnels.

   C'est chez un peintre comme Tiepolo qu'il faut chercher l'équivalent du nu voluptueux des Français. Non que cet artiste ait traité ce motif avec prédilection : les nus sont moins nombreux dans son œuvre qu'on ne pourrait s'y attendre. Nous pouvons considérer quelques instants ceux des figures allégoriques que Tiepolo a peintes aux plafonds du palais royal de Madrid ; il y en a de toutes les sortes : des jeunes gens et des femmes, des petits et des vieillards. Or chacun se ramène à un type constamment répété : les hommes ont un thorax et des épaules exagérément larges, les femmes, un bassin ample et des seins tout ronds. Les volumes sont mis en place avec une sûreté parfaite, mais sommairement. Aucun de ces corps n'a d'individualité véritable, et nous sommes bien loin des héros du palais Farnèse ; ce sont d'élégantes silhouettes presque réduites à l'état de signes abstraits et lumineux, des symboles d'hommes et de femmes. Aussi le pinceau rapide peut-il les accumuler dans d'immenses fresques sans jamais avoir de défaillance ; quelques traînées de couleur légère suffisent à installer ces êtres irréels dans les ciels éclatants d'un monde de fantaisie pure.