Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Caravage (Michelangelo Merisi, dit il Caravaggio) (suite)

Les tableaux pour Saint-Louis-des-Français et pour Sainte-Marie-du-Peuple ; la fin du séjour romain

L'exécution des peintures pour la chapelle Contarelli à Saint-Louis-des-Français, dont la chronologie a été récemment fixée, grâce à la découverte de nouveaux documents (Röttgen, 1965), aux années 1599-1600 pour les tableaux latéraux (la Vocation et le Martyre de saint Matthieu) et 1600-1602 pour le tableau d'autel (Saint Matthieu et l'ange), marque un tournant capital dans l'itinéraire caravagesque. Cette entreprise est immédiatement précédée de quelques œuvres annonçant les premiers symptômes d'un renouvellement stylistique auquel n'est sans doute pas étrangère l'arrivée à Rome d'Annibale Carracci en 1595 et qui témoigne, en tout cas, d'un changement d'attitude à l'égard de la culture officielle classique. Le Repas à Emmaüs (Londres, N. G.) semble en effet, par sa perspective plus élaborée, par son ton plus austère et solennel, une réponse à la " maniera grande " du peintre bolonais, alors que le Saint Jean-Baptiste (dans les deux versions de la Gal. Capitoline et de la Gal. Doria-Pamphili à Rome) et l'Amour vainqueur (musée de Berlin) — considérés non sans raison comme une sorte de parodie de motifs michelangélesques — montrent pour la première fois le souci de l'artiste de proclamer ouvertement, voire ironiquement, sa connaissance de la tradition classique du XVIe s. Après le refus insouciant et ambitieux de tout préjugé qui caractérise la production de ses vingt ans, Caravage semble donc traverser une période de réflexion qui aboutit d'abord soit à un emploi plus pondéré de ses moyens habituels, soit à des emportements improvisés d'ordre polémique, et se transforme ensuite, au cours des travaux réalisés pour Saint-Louis-des-Français, en une crise de conscience qui remet en cause la totalité de son univers poétique. Il nous est possible d'être d'autant plus affirmatif sur l'existence de cette crise que l'examen radiographique des deux tableaux latéraux a révélé des changements de conception et de nombreux repentirs témoignant de l'inquiétude avec laquelle l'artiste s'interroge sur la validité de son interprétation réaliste de tout événement, même sacré, et cherche ensuite un langage nouveau et persuasif pour justifier les libertés qu'une telle interprétation entraîne nécessairement à l'égard de l'iconographie consacrée par la tradition et reconnue par l'Église. À travers cette recherche, le credo artistique de Caravage se consolide et s'impose par son caractère révolutionnaire de façon d'autant plus pénétrante qu'il s'exprime avec une sorte de calme certitude. Audacieusement transposés dans une ambiance contemporaine (une table de jeu devant un bureau de péage pour la Vocation, l'intérieur d'une église romaine pour le Martyre), les événements sacrés sont saisis dans leur évidence physique et spirituelle grâce au rôle révélateur de la lumière qui, provenant d'une source latérale extérieure au tableau, éclaire les éléments essentiels de la composition en obéissant non pas à des lois optiques objectives, mais aux exigences expressives de l'artiste, bloque les gestes dans l'éclair d'un instantané en les chargeant d'une signification absolue, plonge la scène dans un clair-obscur silencieux et dramatique. C'est l'affirmation du " luminisme " caravagesque, dont les racines culturelles sont à rechercher dans nombre d'épisodes du Maniérisme européen, mais qui, dépouillé de toute implication intellectualiste, acquiert chez Caravage, dont il traduit de façon immédiate la poétique antihumaniste, une fonction tout à fait nouvelle. La substitution de la lumière à l'homme dans la définition de l'espace physique et moral de la représentation correspond, dans le domaine des arts figuratifs, à ce même refus d'une conception anthropocentrique du monde qui se manifestait, au même moment, avec Giordano Bruno et qui, peu de temps après, allait guider Galilée dans son exploration de l'univers. La première version du tableau d'autel (détruite à Berlin en 1945) fut jugée trop réaliste et irrespectueuse et fut refusée par les commanditaires. La deuxième version est d'une conception plus classique, conception " dangereuse " (Longhi, 1951) pour ce poète du peuple qu'était Caravage ; elle frappe surtout par la solidité des draperies qui enveloppent l'ange comme pour le soutenir dans son vol (le peintre sera à tout jamais incapable de faire " voler " un ange), ainsi que par les couleurs, dont la gamme est pourtant restreinte et l'emploi parcimonieux, qui semblent exploser au choc violent de la lumière contre le fond sombre de la toile. Bien que l'effet chromatique particulier de ce tableau laisse supposer une influence de la peinture tonale vénitienne, la place qui lui est réservée dans l'ensemble de la représentation, où les tons sombres sont prédominants, s'accorde avec l'orientation que le luminisme caravagesque avait commencé de prendre, l'année précédente, dans les deux toiles (la Crucifixion de saint Pierre et la Conversion de saint Paul ) pour la chapelle Cerasi à Sainte-Marie-du-Peuple, terminées, selon les documents, en novembre 1601. Plus intenses encore que les toiles Contarelli, ces compositions sont le fruit d'un approfondissement des thèmes religieux, pratiquement les seuls sujets traités dorénavant par le peintre. Cet approfondissement, qui aboutit à une traduction en dialecte populaire de l'histoire sacrée et qui serait à mettre en rapport, selon certains critiques (W. Friedlaender, 1955), avec les prédications de saint Ignace de Loyola et de saint Philippe Neri, s'exprime, dans les tableaux Cerasi, par un réalisme poussé à ses extrêmes conséquences (par exemple, la croupe du cheval en premier plan dans la Conversion de saint Paul, qui choqua le public contemporain) et par une transformation du clair-obscur en une profondeur ténébreuse, percée par la lumière incidente dans un déchirement douloureux, à travers lequel les scènes, traitées avec une palette sobre et sans détails descriptifs, s'imposent avec la vérité rude et foudroyante du quotidien.

   Dans cette même lignée se situent les autres tableaux peints par Caravage à Rome, avant sa fuite consécutive à un meurtre. Vers 1602-1604, ses méditations d'ordre classique (la Mise au tombeau, Vatican) semblent trouver leur équilibre avec la Madone de Lorette (la " Madone des Pèlerins ", 1603-1605), exécutée pour l'église S. Agostino, où la beauté sculpturale de la Vierge s'anime de tendresse humaine dans un dialogue silencieux avec ses humbles adorateurs. La vocation populaire de Caravage s'intensifie, à tel point qu'il choisit la fille d'une de ses voisines " pauvres " comme modèle pour la Vierge dans une composition à l'iconographie pourtant précieuse, la Madone au serpent (la " Madone des Palefreniers ", Rome, Gal. Borghèse), peinte en 1605 pour la confrérie des Palefreniers. En même temps l'obscurité envahit de plus en plus ses tableaux et s'impose comme élément non pas complémentaire, mais opposé à la lumière, prenant valeur d'une lutte contre les ténèbres et subordonnant à leur triomphe l'existence des couleurs. C'est le cas du Saint Jérôme et du David de Rome (Gal. Borghèse), du Saint Jérôme du monastère de Montserrat et surtout de la Mort de la Vierge (Louvre), tragédie muette éclairée par une lueur rougeâtre qui explore les gestes et les expressions de la misérable assemblée recueillie autour du corps de la Vierge, un corps " enflé et aux jambes découvertes " (Baglione, 1642), dont le réalisme causa de nouveau de vives réactions auprès du public contemporain.

La fuite de Rome. Les œuvres napolitaines, maltaises et siciliennes

C'est probablement pendant sa fuite, caché dans les domaines du prince Colonna, que Caravage exécute un Repas à Emmaüs (Brera) en le développant sur le schéma d'une " scène de taverne " plébéienne, dans laquelle chaque personnage sort de l'obscurité grâce à un éclairage individuel qui transperce la rude enveloppe corporelle et saisit sur le vif les sentiments. À Naples en 1607, il travaille fébrilement à de nombreuses œuvres mentionnées par ses biographes et en partie perdues. Celles qui subsistent, la Vierge du rosaire (Vienne, K. M.), les Sept Œuvres de Miséricorde (Naples, église du Pio Monte), une Salomé avec la tête du Baptiste (Londres, N. G.) et une Flagellation (Naples, église S. Domenico Maggiore), témoignent d'une nouvelle orientation du style caravagesque vers des effets plastiques et monumentaux qui rappellent et contredisent à la fois la tradition classique et la tradition maniériste, confiés, comme ils le sont, aux seuls rapports entre l'ombre et la lumière et employés pour exalter les aspects les plus crus et réalistes de la réalité humaine.

   À la fin de 1607 (?), l'artiste est à Malte, où il exécute pour l'Ordre des tableaux qui lui valent le titre de chevalier : deux portraits d'Alof de Wignacourt (dont l'un a été identifié, mais sans unanimité, avec le portrait du même grand maître de l'Ordre au Louvre), une Décollation de saint Jean-Baptiste et un Saint Jérôme pour la cathédrale Saint-Jean à La Valette. Après la parenthèse napolitaine, il reprend ici le discours commencé au début de sa fuite en l'intériorisant et en l'enrichissant d'un intérêt nouveau pour la matière picturale. Il le poursuit en Sicile, où il débarque en octobre 1608 ; au cours de ses pérégrinations (qui se concluent tragiquement, après une traversée en mer, par sa mort sur une plage du Latium le 18 juillet 1610), il y laisse des chefs-d'œuvre comme l'Enterrement de sainte Lucie (Syracuse, église S. Lucia), la Résurrection de Lazare et l'Adoration des bergers (musée de Messine), la Nativité (Palerme, oratoire de S. Lorenzo, tableau volé en 1969), une Salomé (Escorial, Casita del Principe) et, sans doute, le Saint Jean-Baptiste de la Gal. Borghèse à Rome. Fidèle jusqu'à la fin de ses jours à son attachement pour les aspects humbles de la vie quotidienne, Caravage en donne, dans ses dernières œuvres, la version la plus spiritualisée, que traduit une mise en page toute de sobriété et de noblesse. Mentionnons de plus, parmi les tableaux assurés de Caravage, la Capture du Christ en dépôt à la N. G. de Dublin, l'Extase de saint François du Wadsworth Atheneum d'Hartford et le Concert du Metropolitan Museum ; la Sainte Catherine de la fondation Thyssen-Bornemisza à Madrid, la Judith de la G. N., Gal. Corsini de Rome, et la Tête de Méduse des Offices ; les deux Saint Jean-Baptiste du musée de Kansas City et de la G. N., Gal. Corsini de Rome ; enfin, dans les musées français, le Christ à la colonne de Rouen et l'Annonciation de Nancy. Le catalogue de l'œuvre de Caravage s'est accru de plusieurs tableaux. Il s'agit souvent d'originaux retrouvés, d'œuvres qui n'étaient connues que par des copies, ou de tableaux considérés jusqu'alors comme des copies et remis en valeur : Madeleine (Naples, coll. Klein), Crucifiement de saint André (musée de Cleveland), Marthe et Marie-Madeleine (Detroit, Inst. of Arts), Couronnement d'épines (anc. coll. Cecconi de Florence, auj. Cassa di Risparmi e Depositi de Prato). Signalons aussi le Reniement de saint Pierre à trois personnages (Londres, coll. part.), le Portrait d'Alof de Vignacourt à mi-corps (Florence, Pitti) et les Arracheurs de dents (dépôt des musées de Florence au Palazzo di Montecitorio à Rome). L'unanimité des historiens d'art ne s'est pas encore faite sur telle ou telle de ces attributions à Caravage.