Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Nabis (les)

C'est vers 1888 que quelques jeunes peintres se donnèrent entre eux le nom de " Nabis " (en hébreu " prophètes "). Les Nabis représentent dans l'histoire de la peinture un groupe d'individualités disparates plutôt qu'un véritable programme esthétique commun. Une certaine conformité de ton, de style rapproche, à partir de 1889, pour une décennie, des peintres aussi différents que Vallotton et Bonnard, Ker Xavier Roussel et Maurice Denis, Maillol et Lacombe, ou Vuillard, Verkade et Sérusier.

   C'est chez ce dernier et, à travers lui, chez Gauguin et Émile Bernard qu'il faut rechercher les origines du groupe. Sérusier, massier à l'Académie Julian, rencontra à Pont-Aven, en septembre 1888, Gauguin, peu après l'été où le futur peintre des tropiques, stimulé par la présence du jeune Émile Bernard, élabora ses théories du moment : le Cloisonnisme et le Synthétisme. Son tempérament à la fois spiritualiste et didactique fait de lui un adepte enthousiaste des thèses de Gauguin et un excellent propagandiste : Sérusier peint au bois d'Amour, à Pont-Aven, sous la direction de Gauguin, ce qu'il nommera le Talisman, fond de boîte à cigare recouvert d'aplats de couleurs pures. De retour à l'Académie Julian le mois suivant, il " convertit " les jeunes élèves Bonnard, Denis, Ibels et Ranson, qui intègrent au groupe leurs amis de l'École des beaux-arts, Roussel et Vuillard ; puis, en 1891, le Néerlandais Verkade et le Danois Ballin. En 1892, Lacombe, le Hongrois Rippl-Ronai, Maillol et Vallotton se joignent à eux.

   Dès le début, le caractère initiatique et sacré de l'esthétique des Nabis est affirmé. Le Symbolisme, dans sa phase spiritualiste, imprègne tous les jeunes gens de l'Académie Julian, quand ils ne participent pas au groupe Rose-Croix. Mais c'est avec autant de sérieux que d'humour qu'ils se nomment les " nabîm ", du nom trouvé par leur camarade hébraïsant Cazalis, et qu'ils se tiennent pour une confrérie décidée à retrouver les sources pures de l'art, après les effusions de l'Impressionnisme, qu'ils jugent sensibles et superficielles. Si Sérusier fut le catalyseur du mouvement et si le critique symboliste Albert Aurier en fut l'un des premiers défenseurs, c'est Maurice Denis qui en fut le théoricien, dans un article clair et brillant, écrit à vingt ans à peine : " Définition du néo-traditionnisme " (Art et critique, 1890), où l'on trouve la fameuse formule selon laquelle le tableau, " avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ". Pour Maurice Denis, comme pour ses camarades, la peinture doit être une interprétation de la nature " par choix et par synthèse ", dans un esprit analogue à celui des préraphaélites, bien que moins littéral dans le respect du passé : " J'avoue que les Prédelles de l'Angelico qui est au Louvre, l'Homme en rouge de Ghirlandaio et nombre d'autres œuvres de primitifs me rappellent plus précisément la “nature” que Giorgione, Raphaël, le Vinci. " Pour les Nabis, la science du modelé et de la perspective telle qu'on l'enseigne depuis le XVIe s. italien gâte ce qu'ils cherchent à retrouver : " la saveur de la sensation primitive ", où l'émotion sincère se traduit par l'arabesque en aplat, la couleur pure, les harmonies rythmiques ; Denis cite leurs sources : " les vitraux médiévaux, les estampes japonaises, la peinture égyptienne ". Parmi les contemporains, c'est vers Puvis de Chavannes, Gauguin et Anquetin que les jeunes peintres se tournent. Ils cherchent à faire, à partir des sujets les plus humbles, des " icônes modernes ", car " l'art est la sanctification de la nature, de cette nature de tout le monde qui se contente de vivre ".

   Sur ces bases communes, les œuvres des Nabis sont fort diverses. Chez des artistes comme Ranson ou Maurice Denis, la couleur pure et les arabesques décoratives soutiennent une iconographie littéraire et symboliste (Soir Trinitaire, 1890), voire pénétrée de religiosité (le Mystère catholique, 1890, Chicago, Art Institute). La simplification du style est nourrie chez Vallotton par une observation féroce (le Bain au soir d'été, 1892, musée de Zurich), chez Bonnard et Vuillard par la grâce intimiste et l'humour. Bonnard, surnommé par ses amis " le nabi très japonard ", emprunte en effet aux estampes japonaises les arabesques colorées, les abréviations du trait et le goût de la calligraphie intégrée à la composition : la Demoiselle aux lapins (1891) ou Scène de famille (lithographie, 1892). Répondant aux exigences d'Aurier, pour qui " la peinture décorative, c'est la vraie peinture " (Mercure de France, mars 1890), Vuillard apporte au style nabi ses plus étonnantes décorations, qu'il s'agisse des 6 panneaux exécutés pour Paul Desmarais en 1892 ou des 9 grandes scènes de jardins publics commandées par Alexandre Natanson en 1894, dont 5 sont conservées aujourd'hui au musée d'Orsay. Les Nabis participent en effet de ce mouvement général en Europe à la fin du XIXe s., qui tente, en élaborant un art nouveau, de lever la barrière qui sépare l'art décoratif de la peinture de chevalet. Ils s'intéressent particulièrement à l'estampe et à l'affiche (Bonnard, affiches pour France Champagne, 89, pour la Revue blanche, 1894 ; Vuillard, lithographie la Bécane, 1894) ; par des dessins et des caricatures, ils collaborent à de multiples journaux (en particulier Bonnard, Ibels et Vallotton) et illustrent de nombreux livres : Maurice Denis, le Voyage d'Urien d'André Gide (1893) ; Vallotton, la Maîtresse de Jules Renard (1896) et le Livre des masques de Rémy de Gourmont (1897) ; Bonnard, Parallèlement de Verlaine (1900). Ranson et Maillol font exécuter des tapisseries d'après leurs cartons, et tous feront des projets de vitraux pour le marchand Bing en 1894. Les Nabis participent également au monde du théâtre et dessinent de nombreuses affiches ainsi que des programmes pour le théâtre d'Art de Paul Fort et surtout pour le théâtre de l'Œuvre de Lugné-Poe. Ils exposent en groupe régulièrement aux Indépendants, chez Le Barc de Bouteville, rue Le Pelletier, treize fois entre 1891 et 1896, puis chez Ambroise Vollard. Leurs expositions particulières se tiennent plutôt à la Revue blanche, dont ils sont les amis et les peintres préférés. D'ailleurs, la dissolution de la Revue en 1903 coïncide avec la dispersion du groupe ou plutôt, — car les anciens Nabis resteront liés tout au long de leur vie — avec le moment où, la trentaine passée, chacun suit une voie singulière qui accuse les particularités et les divergences. " Une période de l'histoire de la peinture était achevée, qu'ils ont marquée de leur empreinte et remplie de leur élégance " (Antoine Terrasse).