Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
D

Delacroix (Eugène)

Peintre français (Saint-Maurice, près de Charenton, 1798  – Paris 1863).

Fils légitime de Charles Delacroix (1741-1805), fameux Conventionnel devenu ministre des Affaires extérieures sous le Directoire, puis ambassadeur et préfet, et de Victoire Œben, de la famille des célèbres ébénistes apparentée aux Riesener, Eugène a souvent été considéré comme un fils naturel de Talleyrand sans que la preuve de cette supposition ait jamais été faite. Après avoir reçu une bonne instruction classique au lycée Impérial (aujourd'hui Louis-le-Grand), il entre en 1816 dans l'atelier de Pierre-Narcisse Guérin qui l'accueille à l'École des beaux-arts l'année suivante. Le jeune homme est plutôt hostile à l'académisme professé par son maître, en étant conscient de l'impulsion nouvelle donnée à la peinture par Gros et Géricault. Ses premières œuvres : la Vierge des moissons (1819, église d'Orcemont), la Vierge du Sacré-Cœur (1821, cathédrale d'Ajaccio), dénotent une influence des Italiens de la Renaissance et du XVIIe s., mais la Barque de Dante (Louvre), apparue au Salon de 1822, révèle d'autres inspirations, notamment celle du Radeau de la " Méduse " de Géricault. Le tableau, diversement accueilli par la critique, suscite pourtant l'admiration de Gros et trouve un chaleureux soutien auprès de Thiers, alors un des fidèles de Talleyrand, et est acheté par l'État. En 1824, Delacroix, qui désormais va participer régulièrement aux Salons, expose les Massacres de Scio (Louvre) illustrant la lutte des Grecs contre les Turcs, sujet d'actualité défrayant alors l'opinion. Cette grande composition le classe parmi les peintres romantiques, en opposition aux classiques groupés autour d'Ingres qui envoie au même Salon le Vœu de Louis XIII (cathédrale de Montauban), et il devient le chef de file de la nouvelle école.

   De mai à août 1825, Delacroix séjourne à Londres, satisfaisant ainsi son anglophilie de dandy. Déjà, il est familiarisé avec la peinture anglaise au travers de Constable, découvert au Salon de 1824 où apparaît en France son fameux Char à foin (Londres, N. G.), et de ses amis, les frères Fielding et Bonington, mais il en approfondit la connaissance, plus précisément en regardant Reynolds et Lawrence, dont les procédés et la technique l'influencent ; de plus, il développe son talent d'aquarelliste. C'est à l'occasion de ce voyage que le théâtre shakespearien lui est révélé, et, tout au cours de sa vie, il lui empruntera des sujets de tableaux : Cléopatre (1839, États-Unis, The William Auckland Memorial Art Center), Hamlet (1839, Louvre), Mort d'Ophélie (1844, id.), Desdémone maudite par son père (1852, musée de Reims), et aussi des dessins et des gravures : suite de Hamlet (1843). Ses recours à la littérature anglaise s'adressent aussi bien aux contemporains ; nombreux seront ses emprunts à Byron : Marino Faliero (1826, Londres, Wallace coll.), Naufrage de Don Juan (1841, Louvre), parmi bien d'autres, et aussi à Walter Scott : l'Assassinat de l'évêque de Liège (1829, Louvre ; 1833, musée de Lyon), Rébecca (1846, Metropolitan Museum ; 1858, Louvre). C'est encore à Londres qu'il découvre une autre source de thèmes dramatiques en assistant à un opéra inspiré du Faust de Goethe, dont il tire une série de 17 lithographies qui lui valent les éloges de Goethe lui-même.

   Au Salon de 1827, considéré comme celui de l'apogée romantique, Delacroix envoie la Mort de Sardanapale (Louvre), dont l'audace d'interprétation et d'exécution déchaîne la violence de la critique, et une certaine réprobation du pouvoir, vite apaisée, puisque Charles X lui commande un important tableau, la Mort de Charles le Téméraire (musée de Nancy). Tout en étant un artiste fécond, produisant des œuvres relevant de genres bien divers : portraits (le Baron Schwiter, 1826, Londres, N. G.), peintures d'inspiration religieuse, littéraire, ou historique, Delacroix se mêle étroitement à la vie parisienne et devient l'intime de Stendhal, Mérimée, Dumas, et tout particulièrement George Sand, qu'il représente aux côtés de Chopin au piano en un double Portrait, aujourd'hui fragmenté (Ordrupgaard Samlingen, près de Copenhague, et Louvre). Sous la monarchie de Juillet, le peintre bénéficie d'une extraordinaire faveur du gouvernement. Le succès de la Liberté guidant le peuple (Salon de 1831, Louvre, acquise par l'État) l'affirme comme le successeur de Gros et de Géricault. L'année 1832 marque un tournant décisif dans la carrière de Delacroix. Mlle Mars l'introduit chez le comte de Mornay chargé d'une mission auprès du sultan du Maroc, Mulay Abd er-Rhaman, qui l'attache à son ambassade. Ce voyage le conduit au travers du Maroc, de l'Algérie, de l'Espagne. Les carnets qu'il en rapporte (Louvre, Chantilly) nous permettent de suivre son parcours et de découvrir les premières notations utilisées pour les tableaux majeurs que l'Orient lui inspirera tout au long de sa carrière : les Femmes d'Alger (1834, Louvre), Noce juive dans le Maroc (1841, id.), le Sultan du Maroc (1845, musée de Toulouse), et tant de tableaux de chevalet. Il se fait ainsi le plus prestigieux représentant de l'orientalisme cher aux romantiques. La découverte de la lumière méditerranéenne exacerbe ses couleurs, pendant que le contact avec ce qu'il estime être une forme de l'Antiquité classique apaise et discipline ses constructions.

   À son retour en France, il entreprend les considérables peintures décoratives qui lui sont commandées par le pouvoir, tout d'abord les peintures murales du salon du Roi au palais Bourbon, puis de la voûte de la bibliothèque (1833-1847) et, en même temps, de la voûte de la bibliothèque de la chambre des Pairs au palais du Luxembourg (1840-1846). Par la richesse de leur invention et leur foisonnement coloré, ce sont des ensembles monumentaux sans équivalent dans notre XIXe s. Louis-Philippe l'associe au vaste chantier du musée historique qu'il crée au château de Versailles ; pour la galerie des Batailles, Delacroix exécute deux compositions : la Bataille de Taillebourg (1837 ; esquisse au Louvre), et l'Entrée des croisés à Constantinople (1841, aujourd'hui au Louvre ainsi que son esquisse). Il faut joindre à ces immenses toiles la Justice de Trajan (achetée par l'État en 1842 et envoyée au musée de Rouen).

   Malgré la protection exceptionnelle vouée par la monarchie de Juillet à l'artiste, la République de 1848 ne lui fait pas grise mine, et lui accorde son unique commande importante, celle de l'achèvement du décor peint de la galerie d'Apollon, au Louvre, pour laquelle il conçoit Apollon vainqueur du serpent Python, au centre du plafond (terminé en 1851 ; esquisse à Carnavalet).

   Le second Empire apporte à Delacroix le couronnement de sa gloire. Il triomphe à l'Exposition universelle de 1855, où une salle particulière lui est consacrée comportant 42 toiles dont quelques-unes récentes (la Chasse au lion (musée de Bordeaux ; grande esquisse au musée d'Orsay). À cette occasion, il est promu commandeur de la Légion d'honneur. En 1857, il entre enfin à l'Institut après sept tentatives infructueuses. Les dix dernières années de sa vie sont occupées, hormis l'exécution de très nombreuses peintures de chevalet, par la réalisation de deux ensembles décoratifs capitaux : le salon de la Paix à l'Hôtel de Ville de Paris (1851-1854, détruit par l'incendie de la Commune ; esquisse à Carnavalet), et, enfin, la chapelle des Saints-Anges, baptistère de Saint-Sulpice (1855-1861). Sur deux parois se faisant face se déploient les fameuses compositions d'Héliodore chassé du Temple, et de la Lutte de Jacob avec l'ange. Il ne faut pas oublier que Delacroix est, en France, le plus grand peintre religieux de son temps par des œuvres d'une profonde exaltation mystique alors qu'il ne semble pas être un homme de dévotion. On doit citer le Christ au jardin des Oliviers (1827, Paris, église Saint-Paul-Saint-Louis), le Christ sur la Croix (1835, musée de Vannes), Saint Sébastien (1836, église de Nantua), les Pèlerins d'Emmaüs (1853, New York, The Brooklyn Museum) parmi les plus émouvantes.

   Atteint d'une laryngite tuberculeuse, le peintre expire, le 13 août 1863, à son domicile de la place de Furstenberg, devenu plus tard le plus séduisant des musées, où des œuvres de l'artiste sont présentées en permanence et où des expositions temporaires lui sont dévolues.

   Delacroix fait figure d'un des derniers grands maîtres issus de la tradition par sa science des vastes compositions historiques où se jouent les influences des Vénitiens de la Renaissance et des Flamands du XVIIe s. — on sait l'attrait exercé sur lui par Rubens —, mais aussi, comme l'a noté Baudelaire, il prend place parmi les grands novateurs de l'art moderne. Ses recherches dans le domaine des couleurs, tant de leur acuité que de leur composition chimique, et de leurs complémentaires, sa touche en " flochetage ", qui juxtapose des hachures, préludent au métier des impressionnistes, tout comme son tachisme et la violence de ses tons annoncent le Fauvisme. Homme de grande culture, il laisse également un œuvre de critique et d'historien de l'art, et ses écrits intimes, que ce soit sa Correspondance ou son Journal, entrepris en 1822, constituent des apports essentiels à l'histoire du XIXe s.