Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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marché d'art

Le négoce des objets d'art n'a cessé depuis toujours de susciter de multiples réactions. D'une part, parce qu'un grand nombre de gens éprouvent quelque gêne à mêler des notions aussi diverses que l'amour de l'art, l'argent et le commerce et, d'autre part, parce que ceux qui s'évertuent à négocier des chefs-d'œuvre souvent jugés " sans prix " exercent leur imagination féconde à en inventer un. S'occuper du négoce des œuvres d'art, c'est-à-dire tirer profit de l'art, est une fonction qui a souvent été méprisée. Ceux qui s'intéressent à établir les valeurs des œuvres, à en négocier les ventes ont toujours paru suspects, et leurs démarches ambiguës. Les différences de prix, souvent très importantes — on en connaît qui sont allées du double au quintuple en quelques semaines —, ne manquent pas d'irriter le créateur de l'objet, qui l'a quelquefois cédé " pour une bouchée de pain ", ou celui qui a dû s'en dessaisir à contrecœur. Des " usuriers de l'art ", c'est ainsi que Balzac présente généralement ces hommes originaux qui vivent quelque peu en marge de la société. Comme un diplomate occidental s'étonnait auprès du ministre de la Culture chinois, il y a une vingtaine d'années, que, seuls parmi les négoces, aussi bien à Chang-hai, à Pékin, qu'à Nankin, les magasins d'antiquaires continuent à fonctionner sans souci de la profonde mutation du commerce, le responsable répondit que la rue était plus jolie avec des boutiques et que, d'ailleurs, antiquaires et brocanteurs étaient inassimilables. Inassimilables, c'est ainsi que se présentent généralement ceux qui se consacrent au négoce des objets d'art. Indépendants, au point qu'à Rome, déjà, ils semblent échapper aux structures pourtant rigides de la corporation. Jusqu'au XIXe s., le commerce des objets reste aussi clandestin qu'artisanal : troc, ventes de gré à gré effectuées par des courtiers plus ou moins occasionnels ou directement de l'artiste à l'acquéreur.

Le commerce de l'Antiquité

Seuls quelques textes nous permettent d'imaginer quelle pouvait être l'importance des marchés dans l'Antiquité. Pline, Philostrate, Martial signalent à maintes reprises que les grands qui vivaient autour du bassin méditerranéen, tout aussi épris de peinture que nos amateurs contemporains, s'arrachaient à prix d'or les panneaux d'Apelle et les torses de Phidias. Çà et là, l'historien, émerveillé ou indigné, s'étonne déjà des prix excessifs. À Athènes ou à Olympie, on ne parlait pas de la " cote " des œuvres de Zeuxis ou de Praxitèle, mais on jugeait scandaleux que les souverains ou les prêtres les acquièrent à des prix très élevés. Ignorant la valeur des " talents " ou des " mines ", toutes équivalences par rapport à nos francs actuels nous paraissent bien délicates à établir.

   La société romaine du Ier s. manifeste un goût démesuré pour la peinture et pour ce qu'on appelle de nos jours les objets de curiosité. Les objets grecs, et particulièrement ceux du Ve s., sont fort prisés. Des courtiers spécialisés, esclaves affranchis ou vieux serviteurs au service d'un maître, parcourent le monde pour séduire les gardiens des temples. Des brocanteurs tenant des " bric-à-brac ", comme Damasipe, recherchent la pièce rare et n'hésitent pas, aux enchères publiques, à pousser à un prix considérable celle qu'ils convoitent. L'objet devient, comme aujourd'hui, un tel élément de richesse que les généraux font fortune en arrachant aux cités vaincues leurs plus précieux trésors. Le pillage devient une entreprise d'État. Détestable pratique qui conduira Verrès à confondre sa passion de collectionneur et les charges dont il est investi. Au siècle d'Auguste, un magistrat est chargé de la conservation des œuvres d'art, la dégradation d'un monument est un délit grave. Agrippa suggère déjà à Auguste de nationaliser les collections particulières. Comment était organisé le commerce ? Avait-il pignon sur rue ? Les ruines d'Éphèse, de Pompéi ou de Leptis-Magna restent muettes à ce sujet. Mais, par ce que révèlent les textes de Lucien ou de Martial, on peut imaginer que, plutôt qu'un négoce corporatif ou officiel, la vente de l'objet était un accessoire d'autres commerces, exercée souvent d'une manière clandestine par des marchands d'esclaves, de meubles ou de frivolités.

Au Moyen Âge

Du haut Moyen Âge à la Renaissance, chacun se mêle de trafiquer : moines, orfèvres, Juifs, Lombards interfèrent souvent dans les marchés et entretiennent, des Flandres jusqu'en Italie, des limiers chargés de débusquer le gros gibier. Les croisés eux-mêmes participent à ce grand jeu et sont souvent responsables de surprenants déplacements d'œuvres d'art. Comme aujourd'hui, les objets voyageaient aux quatre coins du monde. À Paris, c'est autour de Notre-Dame ou près de la halle aux blés que se tiennent les marchands de curiosités, généralement des brocanteurs qui échappent à l'emprise des corporations parce qu'on les tient pour de pauvres hères. Au Moyen Âge, les trésors des églises, des princes et des riches bourgeois constituent de véritables collections : marais d'or dans lequel grenouillent des courtiers occasionnels, ecclésiastiques, ambassadeurs, médecins, qui espèrent trouver là l'occasion de gagner de l'argent, tout en enrichissant leurs demeures. Des amateurs parcourent des dizaines de lieues pour assister aux grandes foires où les " ymagiers " ne dédaignent pas d'offrir au public leurs dernières productions. Le peintre Jean le Hollandais charge sa femme de vendre ses " produits " aux marchés du Brabant ou de Flandre. Deux siècles plus tard, le jeune Murillo exposera de la même façon ses toiles aux portes de Séville et de Cadix ; à la veille de la Révolution, les Guardi proposeront leurs " caprices " aux consommateurs vénitiens du café Florian.

   Dans la société féodale, l'exercice des arts n'est possible qu'à l'intérieur d'un système corporatif. Les artistes qui refusent d'être simples commis, de servir de manœuvres chez des patrons, cherchent refuge dans des couvents. La communauté les protège et tire judicieusement profit de leur talent. Le père abbé garde les plus belles œuvres pour enrichir le " trésor ", et cède aux personnes pieuses retables et manuscrits. Certains préfèrent se mettre au service d'un prince. Le duc de Berry rechercha aussi bien l'œuvre que le créateur. Dans une lettre écrite de Florence en janvier 1408, Pierre Salmon, l'un de ses indicateurs, lui recommande un artiste siennois, digne d'intérêt : " Je sais que vous désirez voir et avoir choses propres et plaisans et ouvriers souverains et parfais en leur art et science... " Si le duc souhaite le faire venir en France, il priera son trésorier de faire le nécessaire auprès d'un Génois nommé Jean Sac. Le duc répond à Salmon en lui donnant son accord.

   La guerre de Cent Ans et son cortège de ruines et de misères nuit aux activités artistiques et au négoce. La guerre terminée, le goût du confort revenu, on observe de profondes modifications de l'art de vivre : les murs sont lambrissés, les sols recouverts de tapis. Le négoce des objets s'introduit si bien dans la vie quotidienne que les économistes du XVIe s. voient déjà dans ces échanges internationaux une possibilité de percevoir des taxes.

Naissance du commerce moderne

L'origine du commerce, tel qu'il se pratique actuellement, date de la Renaissance. Il n'y a pas à proprement parler d'antiquaires, mais des " brocanteurs ", des petits marchands et surtout des courtiers. En marge, des familiers des princes et des peintres, appartenant au clergé ou à la noblesse de robe, fréquentent les ateliers des artistes à la mode et recherchent les jeunes talents. Actifs, ils se font banquiers et se prétendent experts et conseils. Ils sont les véritables maîtres du négoce, d'autant plus puissants qu'ils ne dépendent d'aucune corporation, alors que les brocanteurs, jalousés par différentes jurandes, sont étroitement surveillés. Dépourvus de scrupules, ces gens du monde ou du demi-monde traitent les artistes en esclaves, sous prétexte qu'ils leur fournissent gîte et couvert. Les rapports entre le marchand et le créateur sont fondés d'une part sur le cynisme, d'autre part sur la naïveté. Bien souvent, ce sont des artistes " arrivés " ou des artistes ratés qui se livrent à ces pratiques et exploitent un confrère dans le besoin. Caravage n'échappe à l'emprise de l'un d'eux, qui l'oblige à peindre des natures mortes pendant des années, que pour tomber sous la coupe de Prospero, un autre peintre marchand. Par ailleurs l'absence de toute législation garantissant les droits d'auteur incite des peintres à recopier des œuvres de leurs confrères ou à signer celles qui sont exécutées par d'autres artistes.

   Parfois, certains, en butte aux difficultés de la vie, acceptent des besognes secondaires. Comme aujourd'hui, de jeunes peintres en sont réduits à être maquettistes ou metteurs en pages de journaux, les artistes du Moyen Âge dessinent les robes des princesses, modèlent en cire les effigies des défunts, se font courtiers en pierres précieuses ou marchands de tableaux, tels le jeune Dürer, qui se découvre à Venise une vocation de joaillier, ou Vermeer, qui, pour élever ses 11 enfants, est contraint de proposer les toiles de ses confrères.

   C'est en Grande-Bretagne que les rapports entre artistes et amateurs sont les plus simples. Le peintre traite directement avec les acquéreurs et exige le paiement comptant. Le portraitiste en renom dispose d'une grande salle d'attente, lieu de rencontre des gens élégants qui viennent " papoter " devant leurs effigies. Un secrétaire factotum communique les prix et reçoit les commandes. Hogarth n'hésite pas à publier à ses frais une brochure où figurent, gravées, les œuvres à vendre. Constable adresse à ceux qui manifestent habituellement de l'intérêt pour sa peinture un prospectus intitulé Tarif de Mr Constable pour les paysages. (Les paysages de 0,35 m sont proposés pour 520 F, les toiles de 1,35 X 1 m pour 3 120 F.)