Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
A

attribution (suite)

Les méthodes

L'attribution scientifique

On peut faire remonter à l'apparition du " connaisseur " les premières tentatives de création d'une méthode scientifique, bien que certaines remarques pertinentes aient été déjà faites au XVIIIe s., notamment par un historien de la peinture italienne, l'abbé Luigi Lanzi, qui écrivait : " [...] Chacun a un mouvement particulier de la main, un tour de pinceau, un caractère de ligne plus ou moins arrondi, plus ou moins franc, plus ou moins étudié, qui, enfin, lui est propre [...] ; le meilleur copiste [...] pourra bien marcher quelque temps sur les pas de son modèle, mais ses coups de pinceau manqueront souvent de hardiesse, ils paraîtront serviles, incertains, pénibles, et il ne pourra cacher pendant longtemps la pente naturelle qui lui fera mêler sa manière à celle du maître, dans les choses surtout auxquelles on attache moins d'importance, comme les cheveux, les fonds, les plans reculés. " (Storia pittorica dell'Italia, Bassano, 1795-96 ; trad. franç. de A. Dieudé, Paris, 1824.)

   Le premier à constituer un système rigoureux à partir d'observations de ce genre fut Giovanni Morelli, qui, dans ses ouvrages consacrés aux œuvres des maîtres italiens conservées dans de grands musées européens, se livra à une série de révisions d'attributions, parfois capitales (ce fut lui qui rendit à Giorgione la Vénus endormie de Dresde [Gg], jusqu'alors considérée comme une copie de Sassoferrato par Titien). Morelli, outre l'importance qu'il attachait à l'analyse directe de l'œuvre, fut un des premiers à insister sur la valeur des reproductions photographiques et fonda sa méthode sur l'examen de détails en apparence secondaires, mais révélateurs de l'" écriture mécanique " du peintre. Ce sont l'oreille et les ongles pour une époque, à une autre la bouche ou les yeux qui, à l'heure où l'artiste n'y attache pas d'importance, donnent lieu à une répétition mécanique, stéréotypée, qui trahit son auteur. Berenson, à la suite de Morelli, dressa un catalogue de ces indices révélateurs, objets d'une véritable enquête policière dans la recherche des témoins les mieux cachés de l'écriture d'un peintre.

L'attribution intuitive

Indéniablement scientifique dans sa démarche, la méthode inaugurée par Morelli heurtait, par ce qu'elle a de rigoureux et d'organisé, par son schématisme quelquefois excessif, ceux qui, comme Bottari, déjà au XVIIIe s., affirmaient la valeur irremplaçable de l'intuition. Pour Bode, pour Friedländer, son élève, le véritable connaisseur est celui qui a si parfaitement assimilé l'esprit d'un peintre qu'il peut en décrire son développement même dans des étapes inconnues de sa création. Le meilleur exemple de cette conception a été fourni par Friedländer lui-même, qui assurait pouvoir décrire, sans l'avoir contemplée, une éventuelle nature morte de Frans Hals, pourvu qu'on lui en indiquât la date, par exemple 1650. Fort de sa connaissance du style de ce peintre à cette époque, et bien qu'on n'ait relevé aucune nature morte du maître, Friedländer estimait pouvoir reconstituer le schéma auquel se conformerait cette œuvre inconnue. Si elle y obéissait, l'œuvre devait être originale, si elle en différait, c'était sans doute un faux.

   On saisit là une différence fondamentale avec la méthode préconisée par Morelli. Le connaisseur, le critique, compare des œuvres réelles, reconnues par une étude approfondie de l'évolution du style d'un artiste, avec les modèles mentaux qu'il se construit. C'est ce qui permettra d'attribuer, avec une certaine vraisemblance, à une période de jeunesse inconnue telle œuvre non attribuée jusqu'alors. L'attribution intuitive peut ainsi soit être vérifiée par la suite grâce à la découverte de documents objectifs, soit avoir proposé une solution qui, même si elle se révèle erronée, n'en sera pas moins précieuse pour l'histoire de l'art. En effet, chaque époque voit le passé avec un sentiment différent. Savoir qu'à tel moment on attribuait telle œuvre à un maître donné permet de connaître l'idée qu'on se faisait de son style à cette époque, d'identifier cette opinion. L'attribution n'est donc pas seulement un acte efficace, mais aussi un document portant témoignage sur un certain moment de l'histoire du goût. Il ne s'agit pas d'un acte magique, mais d'un véritable exercice philologique, conduit par un expert qui travaille à un moment précis de l'histoire, dans le cadre d'une culture déterminée.

L'attribution moderne

Il semble que de nos jours l'attribution n'ait plus ce rôle de technique pilote qu'elle avait du temps de Morelli. L'enthousiasme de Berenson, s'écriant dans sa jeunesse à Bergame : " Nous n'avons pas de but, nous n'avons pas de récompense en vue, nous n'avons pas d'autre désir que de ne partir d'ici que lorsque nous serons sûrs que tous les tableaux attribués à Lotto sont des Lotto, tous les Previtali des Previtali, tous les Cariani des Cariani ", n'est peut-être plus compréhensible ; il n'est plus certain que le but du connaisseur soit d'atteindre à la découverte du protagoniste — le peintre inconnu — par l'intermédiaire de l'attribution. C'est, d'une part, que les œuvres non attribuées sont de plus en plus rares ; par ailleurs, la pratique de l'attribution s'est peu à peu spécialisée à outrance, comme c'est le cas par exemple pour les petits maîtres du dessin. Les éventualités de découvertes retentissantes ou de restitutions inattendues du genre de celles qui firent la gloire de R. Longhi sont maintenant très restreintes. D'autre part, l'intérêt s'est déplacé. D'un côté, on ne recherche plus une vérité historique absolue au moyen d'une pratique scientifique de l'attribution ; de l'autre, cette dernière n'apparaît plus comme l'unique méthode permettant de connaître et d'apprécier les artistes, situés dans leurs rapports réciproques, leur portée historique, leur complexité problématique. À ces deux attitudes, qui dominèrent le XIXe s. et le début du XXe, s'opposent aujourd'hui divers courants d'une histoire de l'art riche en tendances. Arheim, Gombrich et Ehrenzweig s'intéressent à la psychologie de la perception, Antal, Kligender et Hauser à la sociologie. La psychanalyse inspire les travaux de Kris, d'Abell ; Kubler œuvre dans une perspective ethnologique, tandis que Warburg, Saxl, Panofsky, Wind, Wittkower se consacrent à l'iconographie et à l'iconologie. Tous, pourtant, ont en commun la conviction que la finalité de l'histoire de l'art n'est pas dans l'analyse et la lecture du style : elle doit rechercher dans quelles conditions naît une œuvre d'art, quels sont ses rapports avec la perception et la psychologie des profondeurs, son utilité, son rôle social et culturel.

   Il n'en faudrait pourtant pas conclure que l'exercice de l'attribution soit aujourd'hui périmé : le fait que les œuvres artistiques soient anonymes dans la majorité des cas autorise à estimer que l'attribution demeure fondamentale, parce qu'elle seule permet de préciser les coordonnées spatiales et temporelles d'une œuvre, de rapprocher l'un de l'autre des témoins pour tirer une leçon des groupes ainsi constitués, ordonnant les matériaux et préparant les bases de théories nouvelles.