Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Delaunay (Robert) (suite)

La période ibérique et l'après-guerre

En Espagne et au Portugal, où les Delaunay se trouvent pendant la guerre, Robert s'attache surtout à appliquer sa nouvelle technique à la représentation du corps humain (Femmes nues lisant) ou des objets usuels (Natures mortes portugaises, Baltimore, Museum of Art ; Paris, M. N. A. M. ; musée de Montpellier) et approfondit ce qu'il appelle des " dissonances ", c'est-à-dire des rapports de couleurs à vibrations rapides, cependant que Sonia exécute dans le même esprit des paysages et des natures mortes.

   Encore qu'elle soit jalonnée par des œuvres admirables comme le Manège de cochons (1922, Paris, M. N. A. M.), l'Équipe de Cardiff (1912-13) et la série des Coureurs (1924-1930), la production proche des années 20 correspond chez Delaunay à une phase d'assimilation, parfois aussi d'hésitation, au cours de laquelle il perfectionne son langage sans toutefois progresser plus avant dans sa voie. C'est en revanche la grande période décorative de Sonia qui, de 1921 à 1933, lance la mode d'avant-garde à Paris, notamment lors de l'Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925, où la Boutique simultanée qu'elle présente avec le couturier Jacques Heim connaît un succès mondial.

La seconde période abstraite

C'est en 1930 que s'ouvre la seconde grande époque de création de l'art de Delaunay. Il s'attaque de nouveau cette année-là au problème des Formes circulaires (1930-31, New York, Guggenheim Museum ; Zurich, Kunsthaus) qu'il reprend avec une technique perfectionnée et un dynamisme accru, mais c'est avec les magnifiques tableaux de la Joie de vivre (1930-31) qu'il trouve vraiment la solution qu'il cherchait. Ayant constaté que dans les Formes circulaires " les éléments colorés contrastaient bien, mais qu'ils n'étaient pas fermés ", il arrive en effet à une disposition formelle permettant une limitation et une concentration plastiques réelles de la composition : les disques. Désormais, il est en possession totale de son métier et libre de s'exprimer comme il l'entend. Agençant les couleurs dans leur " sens giratoire ", il crée des Rythmes (1930-1937, Paris, M. N. A. M. ; musée de Grenoble) au sens presque musical du mot, puis des Rythmes sans fin (1933-34 Paris, M. N. A. M.), dans lesquels les rythmes s'enchaînent en s'interpénétrant de part et d'autre d'une ligne médiane, et des Rythmes-hélices (1934-36), dans lesquels ceux-ci se développent dans un mouvement volontairement hélicoïdal.

Vers un art monumental

Delaunay fut le premier à avoir conscience du caractère monumental de ces œuvres. " Je crois — expliquait-il aux quelques amis et disciples qu'il réunit durant l'hiver de 1938-39 — qu'on peut passer d'un tableau à un autre et à un troisième et que cela constitue un ensemble ; et je crois que cela nous mène à l'architecture. Ce type de peinture, en effet, ne démolit pas l'architecture, parce que vous pouvez très bien le faire jouer sur un mur. " Dès 1930, d'autre part, il avait commencé à exécuter des Rythmes en relief (1930-1936), pour lesquels il avait été amené à utiliser et même à créer de nouvelles matières, dont une des propriétés était justement de parfaitement résister aux agents atmosphériques. Cette propriété, jointe au fait que ces reliefs respectaient toujours le plan, semblait destiner Delaunay à évoluer fatalement vers l'art monumental. En lui confiant la décoration de deux palais, les organisateurs de l'Exposition universelle de 1937 lui donnèrent la possibilité de réaliser ce rêve : l'intégration de son art à l'architecture. Les immenses panneaux et reliefs qu'il exécuta alors sont les premiers témoignages d'un art entièrement nouveau, brisant les limites restreintes du tableau de chevalet et conçu en fonction d'une synthèse générale des arts plastiques. C'est dans le même esprit monumental d'ailleurs que furent créées ses dernières œuvres, le grand Rythme circulaire (1937) du Guggenheim Museum de New York et les 3 Rythmes 1938 du M. N. A. M. de Paris, qui constituent en quelque sorte son testament spirituel. La maladie qui devait l'emporter trois ans plus tard l'empêcha en effet d'aller plus loin.

   Bien que la mort l'ait fauché en pleine maturité, Robert Delaunay n'en avait pas moins déjà posé, de concert avec sa femme, les bases d'une conception picturale radicalement différente de celle qui était en vigueur depuis la Renaissance. C'est parce qu'ils eurent le courage de faire table rase de tous les moyens passés et de tous les modes de pensée traditionnels qu'ils purent confier à la couleur un rôle polyvalent absolu. Or, c'est par celle-ci et par elle seule qu'ils réussirent à imposer une interprétation positive inédite de l'espace, étroitement lié au temps, et d'un dynamisme physique de la matière, entièrement accordée dans son domaine spécifique à la pensée scientifique contemporaine. Le M. N. A. M. de Paris possède un important ensemble d'œuvres de Robert et Sonia Delaunay. Robert Delaunay est représenté aussi au M. A. M. de la Ville de Paris, au M. O. M. A. de New York et au Museum of Art de Philadelphie. Le B. N. de Paris a reçu en 1977 une importante donation Robert et Sonia Delaunay ; le M. A. M. de la Ville de Paris leur a consacré une rétrospective en 1985.

Delaunay (Sonia)

Peintre français d'origine russe (Odessa 1885  – Paris 1979).

Elle passe son enfance à Saint-Pétersbourg et voyage en Finlande, en Suisse, en Italie, en Allemagne. En 1903, elle étudie le dessin à Karlsruhe et commence à exécuter des portraits au fusain. Arrivée à Paris en 1905, elle y peint son premier tableau l'année suivante, et de 1907 date une suite de portraits qui se situent entre Fauvisme et Expressionnisme (Jeune Finlandaise, M. N. A. M., Paris). Son mariage amical en 1908 avec le critique et collectionneur Wilhelm Uhde, découvreur du Douanier Rousseau, lui permet de rester en France. Elle en divorce peu après puis épouse, en 1910, Robert Delaunay. Alors que son mari traversait à ce moment une période de relative austérité chromatique, elle ne cessa de rester fidèle à la couleur pure, et sa passion inaltérable pour celle-ci ne fut pas étrangère à l'évolution décisive suivie par Robert en 1912, évolution à laquelle elle s'associa du reste aussitôt et tout naturellement avec des toiles importantes comme le Bal Bullier (1913, M. N. A. M., Paris) et Prismes électriques (1914, id.) Dès cette époque, elle pense à introduire le principe des contrastes simultanés dans les domaines de la mode vestimentaire (premiers projets de " robes simultanées "), de l'illustration (Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France en collaboration avec Blaise Cendars, 1913-14), de la reliure, de la décoration et de la publicité. Au Portugal en 1915-16, elle peint plusieurs Marchés au Minho et des Natures mortes portugaises, et collabore à Madrid en 1918 avec les Ballets russes de Diaghilev. C'est pendant les années 20 que son activité dans les domaines de la mode et de la décoration va passer au premier plan : création d'écharpes, de robes et de manteaux, de tissus simultanés pour l'habillement et l'ameublement, de costumes pour le théâtre (le Cœur à gaz, de Tzara, 1923) et le cinéma (Vertige, de M. L'Herbier, 1926), décoration d'une automobile en 1925, année où elle ouvre avec Jacques Heim, à l'occasion de l'Exposition des arts décoratifs une boutique simultanée. Elle se concentre à nouveau davantage sur la peinture à partir de 1931 et réalise de grandes peintures murales pour les pavillons de l'Air et des Chemins de fer de l'Exposition internationale de 1937. En 1939, elle participe à la fondation du Salon des réalités nouvelles, salon de l'art abstrait qui fait suite à Abstraction-Création. Après la mort de Robert, elle se réfugie à Grasse auprès des Arp et de Magnelli et réalise avec eux quelques œuvres collectives. Elle participe après la guerre aux principales expositions de l'art abstrait, prend part à la fondation du groupe Espace qui agit pour l'intégration de l'art dans l'architecture et l'urbanisme, réalise en 1957 une porte monumentale pour le stand de la firme Berliet au Salon de l'automobile. Elle continue de peindre des Rythmes colorés où le motif circulaire domine, et reste active dans le domaine des arts appliqués : édition en 1960 par le musée de Bielefeld de son célèbre jeu de cartes simultané, réalisation de vitraux pour l'église de Saux dans le Quercy, création de mosaïques, de tapisseries et de tapis, décoration de vaisselle, publication en 1969 de l'Alphabet sur lequel elle travaillait depuis 1947. C'est au M. N. A. M., à Paris, que son œuvre est la plus largement représentée.