Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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théâtre et peinture (suite)

Le XVIIIe s. : l'Italie

Tous les décors conservent, et surtout en France, presque jusqu'à la fin du XVIIe s., un axe central et une absolue symétrie, à quelques exceptions près pour les paysages, forêts et vues de mer. Cette symétrie finit par lasser. C'est encore d'Italie que viendront les idées nouvelles. Peu avant 1700, Ferdinando Galli-Bibbiena, qui appartient à une nombreuse famille d'architectes et de décorateurs bolonais, a l'idée de présenter des décors non de face, mais sous un angle de 45° environ, ce qui permet d'agrandir l'espace scénique grâce à une seconde perspective qui forme comme un V avec la première, dans chaque branche duquel d'autres perspectives s'ouvrent à l'infini. Innombrables sont ses dessins et ceux de ses parents, rapidement enlevés à la plume, à peine relevés d'un peu de bleu. Des dessins plus poussés, gravés dans ses Varie Opere de prospettive, répandront ses inventions dans toute l'Europe. Souvent, semble-t-il, le choix des couleurs n'était fait qu'au moment de l'exécution des toiles peintes ou, du moins, d'une maquette précise. Cependant, une aquarelle de l'architecte piémontais Filippo Juvarra, pour un opéra joué en 1709 à Rome, montre une salle de palais en marbres violet et jaune, ornée de hauts guéridons dorés portant des vases de lapis, et à Hambourg, en 1701, c'est un décor chinois aux éclatantes couleurs. Juvarra est une des plus fortes personnalités de l'architecture italienne de son temps, puisqu'il a construit l'église de la Superga à Turin et, en Espagne, le château de La Granja. Mais, comme les Bibbiena, ce qu'il n'a pu bâtir en pierre, bâtiments vertigineux faits de matériaux précieux, galeries aux perspectives vertigineuses, ses songes en un mot, il a pu les réaliser en trompe-l'œil de toiles peintes.

   L'Allemagne fait naturellement le meilleur accueil à ces décors fantastiques. Celui qu'Alessandro Mauro crée en 1719 à Dresde pour Teofano est d'une richesse et d'une fantaisie stupéfiantes. La gravure nous montre ces perspectives « per angolo », ces escaliers sur lesquels pourront se déployer les cortèges, ces colonnes portant des socles sur lesquels se dressent des groupes équestres tumultueux et qui soutiennent au-dessus d'eux des draperies découpées. Encore faut-il imaginer l'éclat des couleurs. Le baroque se transforme insensiblement ici en rococo, dont une des caractéristiques sera l'asymétrie. À Rome et à Turin, les frères Galliari restent fidèles à ce style. À Venise, Fossati en est un des principaux représentants. Au même esprit se rattachent les décors d'Il Medeo, donnés en 1728 à Parme par Pietro Righini, avec des escaliers grimpant en tous sens et des groupes d'atlantes tenant lieu de colonnes, comme on en voit, en véritable sculpture, dans les palais de Vienne, ville théâtrale où ces effets sont poussés à l'extrême. Giuseppe Galli-Bibbiena, fils de Ferdinando, y est appelé et ordonne en 1716 les extraordinaires décors d'Alcina : 2 grandes constructions à demi ruinées, où les colonnes antiques soutiennent des arcades effondrées, des tours crénelées et une arche gothique encadrent un plan d'eau et laissent apercevoir, en fond de décor, un port animé de mille vaisseaux. Dragons et diables grouillent dans ces architectures fantastiques, évocatrices des « enchantements ». À Vienne, Antonio Daniele Bertoli sera bientôt nommé peintre décorateur des théâtres impériaux. Plusieurs villes allemandes possèdent aussi des théâtres équipés de machineries qui permettent de représenter des opéras, folie du jour.

Le XVIIIe s. : la France

En France, la charge de Jean II Bérain a été dissociée, en 1726, de celle de premier peintre décorateur de l'Opéra. Cependant, Meissonnier, né à Turin et qui succède à Jean II Bérain comme dessinateur de la Chambre et du Cabinet du roi, laisse peu à peu Perrot peindre les décors commandés aux « Menus ». Architecte et ornemaniste, il est, en France, le principal introducteur de la « rocaille », même si on ne connaît aucun décor de théâtre dont le modèle puisse lui être personnellement attribué. Cependant, son rôle aux « Menus », de 1726 à 1750, se révèle très important par l'orientation qu'il donne à son élève Servandoni, né lui aussi en Italie, mais à Florence. Élève de Pannini et comme lui peintre d'architectures, Servandoni a connu dans son atelier Antonio Joli, bientôt célèbre décorateur de théâtre. Mais il est également architecte, comme beaucoup de ses émules italiens. Peu après son arrivée à Paris, il donne en 1726 à l'Opéra les décors de Pyrame et Thisbé et, nommé en 1728 premier peintre décorateur de l'Opéra, ceux d'Orion, suivis, en dix-huit ans de carrière, d'une soixantaine d'autres qui enthousiasment le public et la critique et nous valent maintes descriptions. Il introduit dans les décors la perspective « per angolo », créée par Ferdinando Galli-Bibbiena et illustrée par Juvarra. Comme eux, il abonde en inventions nouvelles, plantant ses châssis sous des angles divers et élargissant ainsi l'espace scénique. Au lieu de diminuer la hauteur des architectures du devant au fond de la scène, il inverse ces proportions. « La scène paraissait beaucoup plus haute dans le fond du théâtre que sur le devant », selon le chroniqueur du Mercure de France. Dans Thésée, « on voyait deux ordres d'architecture ayant trente-deux pieds de haut réels qui semblaient en avoir plus de soixante ; jusqu'alors aucune décoration n'avait eu au fond du théâtre plus de dix-huit pieds de haut ». Dans Phaéton « son palais du Soleil, brillant de couleurs métalliques et de dorures, est incrusté de sept mille pierres précieuses », ou plutôt de cristaux.

   Ainsi, Servandoni, qui est aussi l'auteur du portail de Saint-Sulpice, se présente-t-il comme un véritable novateur. La chance fait que subsistent au château de Champs et dans des collections privées, tenues pour son œuvre selon une tradition solide, une vingtaine de maquettes montées et de nombreux modèles de décors qui témoignent d'une extraordinaire fantaisie et sont d'ailleurs les seuls modèles de ce genre qui, en France, datent de l'Ancien Régime. Treillages revêtant les formes les plus « rocaille », temple chinois où les guirlandes pendent comme des stalactites, salle de palais dans laquelle des galeries s'ouvrent en perspectives infinies, colonnades entourant une pièce d'eau, palais mi-classique, mi-gothique sont brillamment colorés. On peut voir les rivages du Nil, des paysages composés et déjà romantiques, des forêts profondes, le palais du Soleil enfin, scintillant de dorures et de cristaux. François Boucher, qui l'aide quelque temps et participe aux décors d'Atys, de Lulli, sera qualifié de « peintre qui s'est mêlé d'architectures ». Succédant à Servandoni en 1766, il peint des toiles de fond de paysages bucoliques à chaumière de luxe pour bergères enrubannées. De plus, en 1737, Servandoni a obtenu la concession de la salle des Machines, sans emploi aux Tuileries. Sur la scène, profonde de 40 m, il dresse son premier diorama, représentant l'intérieur de Saint-Pierre de Rome. Il y peint des personnages, puis peu à peu, à d'autres décors fixes, il adjoint la musique, et enfin des figurants muets qui miment les aventures d'Ulysse ou la descente aux Enfers. Il y montre aussi l'intérieur du Panthéon de Rome, et même celui d'une église gothique. Sa célébrité est telle qu'il est appelé par le maréchal de Saxe à créer 20 décors de théâtres à Bruxelles, d'autres pour Covent Garden et devient premier peintre d'Auguste III de Saxe. « Grand machiniste, grand architecte, bon peintre et sublime décorateur », ainsi le qualifie Diderot.

   De 1750 à 1764, les 3 frères Slodtz vont se succéder comme premiers décorateurs des Menus-Plaisirs. La bibliothèque de l'Opéra conserve une partie de leurs dessins. Ceux du dernier frère, Michel-Ange, sont aquarellés. En principe, les « Menus » ne s'occupent que des décors et costumes des spectacles donnés dans les palais royaux. Mais le roi prête parfois ses décorateurs à l'Opéra. Les frères ont été les collaborateurs de Servandoni à la cathédrale de Sens et à Saint-Sulpice. Mais si le fameux portail de cette église est fort classique, les Slodtz suivent le goût « rocaille », que Servandoni avait introduit au théâtre. Et, comme ils sont sculpteurs de profession, ils préfèrent souvent les ornements en relief à ceux qui sont en trompe-l'œil. Leur décor d'Issé fait, par sa fantaisie, paraître bien pauvre celui que Boucher avait peint quelques années plus tôt pour le même Opéra. Si Boucher prolonge le style Louis XV, Jean-Baptiste Pierre, dont l'esthétique est très voisine, n'ignore pas l'antique. Il est chargé en 1754 par le duc d'Orléans, dont il est le premier peintre, de décors pour la scène du théâtre privé de sa « petite maison » du faubourg Saint-Martin. Collé, protégé du prince, écrit dans son Journal : « M. Pierre [...] m'a donné les dessins et a conduit toute la besogne ; tout le monde est convenu que c'est un petit chef-d'œuvre ; la décoration, qui présente la chambre de parade, est une chose unique pour l'imitation de la nature. Rien ne prête davantage à l'illusion de l'action que d'avoir des décorations faites pour les pièces qu'on joue [...]. Je dois peut-être à cela une grande partie du succès de Nicaise. » En 1755 suit une autre commande. Selon Collé, « cette nouvelle salle qui a été construite sous les ordres et sur les dessins de M. Pierre, Premier peintre du Prince, est une espèce de ruine d'un amphithéâtre des Romains ». On songe à la chambre qu'en 1767, à Rome, au couvent de la Trinité-des-Montes, Clérisseau peindra d'un décor mural représentant l'intérieur d'un temple antique à demi ruiné.

   Les dossiers des Menus-Plaisirs révèlent aussi les noms de nombreux peintres qui furent chargés d'exécuter les décors dont souvent leur chef avait donné les dessins. Il serait injuste d'ignorer Vernansal, Fouré, Louis-René Bocquet, auteur de délicieux décors dans le goût chinois et de nombreuses aquarelles de costumes, ou les Brunetti père et fils, qui, au milieu du XVIIIe s., réalisèrent les colonnades, les faux marbres, les statues feintes qui, sous la féerie des lumières, donnaient l'impression de la richesse et du relief. On connaît leurs talents de perspectivistes par les décors muraux de l'escalier de l'hôtel de Luynes (Paris, musée Carnavalet) et d'une chapelle de l'église Sainte-Marguerite, dont Challe peignit le tableau d'autel. D'autres Italiens, comme Pietre, travaillèrent aux « Menus ». En Angleterre, John Devoto se contente, vers 1720, de copier les gravures de Juvarra et les dessins de Righini pour l'Opéra de Milan. D'ailleurs, les décors d'opéra sont souvent, pendant la première moitié du XVIIIe s., l'œuvre d'Italiens installés à Londres pour un temps plus ou moins long, tels Marca Ricci, Pellegrini, Clerici, Servandoni.