Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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paysage (suite)

Le goût théâtral et la vue de ville au XVIIIe s

De 1680 à 1790 environ, la veine paysagiste s'épuise, prolongeant dans une manière idyllique et factice les grandes tendances de l'époque précédente. Ainsi l'Italie oscille-t-elle entre un Classicisme " en mineur " et le goût théâtral de Rosa : le premier est cultivé par Locatelli et par Zuccarelli et Zaïs à Venise sous l'action de la nouvelle luminosité diffuse des paysages de Ricci ; le second est sensible de Magnasco au Guardi des premières années, en passant par M. Ricci. Ainsi Rubens inspire-t-il Watteau, C. Lorrain et les Néerlandais italianisants, un J. Wilson et un J. Vernet, tandis que maints artistes, comme Gainsborough, Boucher ou Fragonard, regardent vers les Néerlandais, mais vus sous leur aspect le moins authentique, celui d'Hobbema, de Wijnants et des derniers Ruisdael. À ces influences, il faut ajouter celle de la scénographie, d'ailleurs bénéfique aux deux tendances les plus originales du XVIIIe s. : le courant ruiniste, qui, de Magnasco et Pannini à Piranèse et H. Robert, cherche dans les vestiges du passé l'aliment d'un romantisme latent, et surtout le courant " vedutista ", préparé à Rome par Van Wittel, chaînon entre la Hollande et l'Italie, et à Venise par la précision encore toute graphique d'un Carlevarijs, mais illustrée par Antonio Canaletto et Francesco Guardi, qui savent, grâce à la transparence lumineuse, revêtir de poésie l'exactitude topographique, le premier avec un sens supérieur de la respiration spatiale, le second n'abandonnant pas tout à fait l'esprit rococo du " capriccio " et tendant à dissoudre l'espace dans la lumière, tandis qu'en France Hubert Robert ajoute à ce genre une note de purisme néo-classique.Les oscillations du Romantisme entre le drame et la spontanéité. En réaction contre certains artifices du XVIIIe s. naît à l'aube du XIXe s. le paysage moderne, avec quelque retard sur la philosophie et la littérature. Il ne semble pas excessif d'attacher à la période de 1790-1860 le nom de " Romantisme ", à condition de distinguer, dans la conscience commune d'une nature qui domine l'homme, un sens large — approche directe sans les recherches de composition persistant chez les Néerlandais — et un sens restreint — paysage dramatique, souvent hostile, né des rêves passionnés de l'artiste.

   La vogue, en Europe, du retour à une vie rustique éveille à la fin du XVIIIe s. une meilleure compréhension de la leçon néerlandaise. Jointe au succès de l'aquarelle, technique de la spontanéité, elle explique en Angleterre la liberté des précurseurs de Constable : Wilson après son retour dans le pays de Galles en 1775, Crome, J. R. Cozens — qui, sous l'influence des aquarellistes suisses, décrit les solitudes de la haute montagne —, Girtin. Mais Constable, ayant assimilé vers 1812 l'art de J. Van Ruisdael et de Rubens, est le premier à regarder la nature avec une totale humilité, non exempte d'ailleurs de moralisme, comme le montrent ses écrits. Tantôt il en rend la fraîcheur avec des touches discontinues de couleur pure, tantôt il exprime les évanescences les plus ténues de l'atmosphère. Plus imaginatif, plus préoccupé de l'aspect cosmique des forces en mouvement est son contemporain Turner ; vers 1806-1807, ses esquisses devancent la technique de Constable, mais c'est après son retour d'Italie, en 1819, que le rendu de la couleur par la lumière devient une obsession et aboutit à des chefs-d'œuvre d'exaltation romantique, comme l'Incendie du Parlement (1835, musée de Cleveland).

   Une face assez différente du Romantisme apparaît, dans le premier tiers du siècle, chez les paysagistes allemands, plus imprégnés de littérature et de mysticisme. C'est toujours en une technique apprêtée que ceux-ci traduisent soit la connivence de l'homme avec la nature, teintée d'un sentimentalisme quasi folklorique (les Nazaréens Olivier, Fohr et Richter), soit les aspects tragiques d'un paysage primordial, reflet de la solitude de l'artiste (Friedrich, Carus ou Blechen).

   En France, où se devinent aussi, dès la fin du XVIIIe s., avec Valenciennes, L. G. Moreau et G. Michel, les symptômes d'un renouveau, la rencontre des paysagistes anglais, en particulier Bonington, qui travaille en France dans le premier tiers du XIXe s., doit agir comme un catalyseur, sans toutefois que la tendance romantique au sens strict se soit accomplie pleinement dans le paysage. L'intérêt qu'eut Delacroix pour la touche morcelée de Constable, la poésie de ses études d'après nature à l'aquarelle ou au pastel, l'" ossianisme " d'un fond comme celui du Saint Georges font regretter qu'il n'ait pas senti dans le paysage sa vocation. À côté de l'âpreté désolée du Georges Michel de la maturité, de Géricault, dont les quelques paysages sont d'une outrance si typiquement romantique, le plus représentatif de la veine tourmentée est certainement P. Huet ; dans ses grands tableaux, il affectionne la mer déchaînée ou le mystère inquiétant des forêts, tandis que l'aspect spontané du siècle se révèle dans ses esquisses, aux couleurs pures. Mais on ne saurait oublier le rôle des dessinateurs et des graveurs, surtout Hugo et Meryon ; ils projettent leur nature fiévreuse dans la représentation des monuments anciens — évasion dans le passé et l'espace, qui est encore un trait du Romantisme, comme en témoignent, avant celles des Français, les aquarelles topographiques de Girtin, de Cotman et de Bonington.

   Entre le romantisme le plus pathétique et le naturalisme de Courbet se situent les paysagistes de Barbizon. La forêt de Fontainebleau, qui les réunit vers 1827-1829, répond à la fois à leur amour pour les Néerlandais du XVIIe s. et à celui des motifs " sublimes " — landes sauvages, arbres gigantesques, étangs mélancoliques — mais que ces artistes traitent avec un extrême souci de vérité, exécutant leurs esquisses à l'huile en plein air. Tous excellent dans l'étude des effets momentanés de lumière, et tout particulièrement T. Rousseau, avec sa prédilection pour les soleils couchants, Dupré, affranchi de l'emprise de Claude Lorrain par son voyage en Angleterre, Diaz, dont les scintillements auront quelque importance pour la technique des impressionnistes, et enfin Daubigny, le plus sensible, qui leur apprendra à juxtaposer les touches pour rendre le frémissement de la lumière. Les impressionnistes se réclameront aussi de Courbet, associé par le public aux artistes de Barbizon, bien qu'il ait surtout travaillé isolément. L'originalité des paysages de ce peintre est le refus de toute effusion comme de toute référence à la tradition ; plus qu'à l'atmosphère, Courbet s'intéresse à la matérialité des choses — le vert acide des arbres, la granulation lumineuse de la neige ou de l'écume des vagues —, qu'il rend avec une franchise un peu brutale, simplifiant les formes par de larges hachures aux empâtements écrasés.

   En marge de tous ces mouvements, Corot a su concilier une immédiateté de vision par laquelle il s'apparente à ses contemporains ou même les distance, et le respect des maîtres classiques. Dans les études et les petits tableaux exécutés pour lui-même et ses amis, son don de ne retenir que l'essentiel et de le construire en surfaces limpides, modulées par un jeu de valeurs très sûr, oppose sa facture à celle, aux tons sombres et souvent crispée, d'un Rousseau. Lorsque Corot cherche, après 1850, à donner à ses grands tableaux une note lyrique, il tombe dans la facilité, mais sa touche plus fragmentée et ses transparences enchanteront les impressionnistes, comme le chromatisme vif des œuvres antérieures.

L'Impressionnisme et la dissociation des phénomènes lumineux

Outre toutes ces influences, les plus décisives pour la naissance de l'Impressionnisme sont, vers 1860, celle de Boudin, qui encourage Monet, sur les côtes de la Manche, à peindre ses tableaux mêmes sur le motif, usage pratiqué auparavant par le seul Daubigny, puis celle de Jongkind, dont le pinceau, nerveux et fluide, rend sans apprêt la mobilité des paysages marins. Aussi la première conquête des impressionnistes est-elle la spontanéité de la sensation dans la clarté du plein air. Entre 1864 et 1870, Monet, Pissarro et Sisley observent les variations des couleurs locales selon l'environnement et découvrent le principe des ombres colorées, qu'ils appliquent, entre autres, aux effets de neige. Mais les couleurs gardent encore une certaine opacité et les formes des contours définis. C'est entre 1869 et 1875 que Monet et Pissarro, notant les reflets sur la Seine, en particulier à Bougival, où les aide le tempérament plus sensuel de Renoir, parviennent à une dissociation vibrante de la touche — en virgules ou en points de plus en plus menus —, qui décompose la lumière solaire selon les couleurs pures du prisme, mais qui permet, par l'accord des complémentaires, la reconstitution à distance de l'impression première. En 1873, Sisley et Cézanne adhèrent à ce mode révolutionnaire, capable d'atteindre le secret même de la vision. Peu importe le motif, puisqu'il ne vaut que par son enveloppe atmosphérique : à part quelques suggestions du Midi, de l'Afrique du Nord ou de l'Italie, les paysages des environs de Paris suffisent à Monet, qui habite de 1872 à 1878 à Argenteuil, où il attire Renoir et Sisley, qui vit surtout à Louveciennes, ainsi qu'à Pissarro, qui, dans sa retraite de Pontoise, restera plus attaché à la robustesse des masses. Paris participe à cette fête de lumière. Dans les vues de Monet, de Pissarro et de Renoir, les surfaces perdent la précision topographique des générations précédentes. Cependant, dans cette peinture des apparences qui désagrège même la ligne, il y a un principe négatif, qu'illustrent les paysages de Monet après 1890 : " séries " des Meules, des Cathédrales, des Nymphéas, où s'exaspère l'étude de l'instantané, la lumière prenant en outre une valeur mystique, signe de l'époque.