Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Caran d'Ache (Emmanuel Poiré, dit)

Dessinateur humoriste français (Moscou 1859  – Paris 1909).

Petit-fils d'un militaire français demeuré en Russie après 1812, Emmanuel Poiré, dit Caran d'Ache (du russe karandache, signifiant " crayon "), après avoir passé son enfance en Russie, se rend à Paris en 1879 afin de remplir ses obligations militaires. Son sens de l'humour, allié aux qualités graphiques de son dessin, lui vaut de collaborer aux journaux les plus importants de son temps : la Caricature, le Figaro, le Tout-Paris, pour lesquels il crée le genre de l'histoire sans paroles. Il fonde avec Forain une feuille satirique hebdomadaire, le P'sst, et publie en albums : Nos soldats du siècle (1889), le Carnet de chèques (1892) et Pages d'histoire (1904). Il a consacré la fin de sa vie au découpage de silhouettes en bois (Paris, musée de l'Armée) destinées au théâtre d'ombre du Chat-Noir.

Caravage (Michelangelo Merisi, dit il Caravaggio)

Peintre italien (Milan [?] v. 1571  – Porto Ercole 1610).

La formation

Avant de quitter la Lombardie, son pays d'origine, pour tenter sa chance dans la Rome des papes et des mécènes, Caravage passa quelques années à Milan, où il fut mis en apprentissage dans l'atelier de Simone Peterzano en avril 1584. C'est la phase la plus problématique de sa carrière, car, si indubitablement le destin de ce peintre révolutionnaire se joua au cours de sa toute première adolescence, nous ne possédons aucun témoignage figuratif de cette période qui nous permette de reconstituer avec certitude la nature de ses premières expériences et de ses intérêts dominants. Le problème de la formation de Caravage va de pair avec l'histoire de sa " fortune critique ". Il remonte aux années de son vivant, lorsque F. Zuccaro le définissait avec dédain comme un bas imitateur de Giorgione et que ses partisans l'exaltaient, encouragés d'ailleurs par lui-même (la nature, affirmait-il, l'avait suffisamment pourvu de maîtres), comme un peintre n'ayant d'autre maître que la nature. Seul V. Giustiniani, fin connaisseur d'art, ressentit, derrière la spontanéité naturaliste des tableaux caravagesques, la présence d'une culture et une participation consciente à ce " retour à la nature " qui est le phénomène par excellence de la peinture italienne à la charnière des deux siècles. Les académies, par contre, reprochent à Caravage de peindre des scènes " senza historia " et " senza actione " (" sans histoire " et " sans action "), de représenter sans décorum les événements sacrés, d'être donc incapable de traduire le mouvement et d'adhérer à l'iconographie religieuse dictée par l'Église. Bien qu'il ait fasciné au siècle dernier des peintres comme Courbet, Manet, Cézanne par sa poésie réaliste, l'approche critique de la personnalité de Caravage est une conquête du XXe s. Elle ne s'est pas faite sans contraste. C'est à R. Longhi que revient le principal mérite d'avoir défini avec une pénétration sans égale le style de l'artiste ainsi que son rôle dans la peinture européenne. L'appartenance de l'artiste à la lignée réaliste et antihumaniste qui caractérise la meilleure production lombarde des XVe et XVIe s., ainsi que sa parenté avec des peintres comme Savoldo, Moretto, Lotto et les Campi, reste un fait acquis et essentiel pour la compréhension de son œuvre tout entier. Mais la critique plus récente tend à élargir l'étendue de ses connaissances et à lui rendre, en particulier, cette composante vénitienne acquise sans doute dans le climat néo-giorgionesque milanais (W. Friedlaender, 1955) et que R. Longhi (1928) lui avait refusée.

Les premières œuvres romaines

Il ne convient guère d'insister ici sur les aventures, les querelles, les violences dont est parsemée la vie de Caravage, qui ne sont intéressantes que dans la mesure où elles contribuent à définir son portrait moral et à déterminer les étapes chronologiques et géographiques de sa carrière d'artiste. Âgé de vingt ans environ, Caravage, qui a conquis, avec un langage opposé à celui du milieu artistique officiel romain, les mécènes et les collectionneurs aristocratiques de la ville, persiste à partager la vie du peuple, où il trouve les protagonistes de ses œuvres : accusé, poursuivi, emprisonné, il élabore à chaque pause forcée des chefs-d'œuvre révélant une méditation de plus en plus approfondie et tourmentée : tout cela témoigne d'une conscience et d'une cohérence poétique qu'on ne retrouve que chez les plus grands génies. Il semble raisonnable de situer la date de son arrivée à Rome entre 1591 et 1592. Pendant son voyage, il regarda sans doute les œuvres d'artistes comme Giotto et Masaccio, qu'il devait égaler par la force de sa vision novatrice. Ses débuts à Rome furent difficiles : tout en travaillant pour gagner sa vie à des œuvres " grossières " destinées au petit commerce, il commença à peindre des tableaux personnels. Hospitalisé à S. Maria della Consolazione, il exécute des peintures qui seront peu de temps après envoyées à Séville par le prieur espagnol de l'hôpital.

   Il passe ensuite à l'école du Cavalier d'Arpin, peintre gracieux et superficiel qui le laisse indifférent et qu'il quitte rapidement pour s'installer chez le cardinal dal Monte. À cette première période romaine remonte un groupe de peintures dont la suite chronologique a fait l'objet de maintes discussions. Ce sont des tableaux de chevalet, de petites dimensions, destinés aux collectionneurs. Le style de Caravage y apparaît déjà très personnel, et sa position vis-à-vis de la tradition du cinquecento assez clairement définie. Essentiellement antimaniéristes dans le rapport espace-image, ils empruntent au Maniérisme la ligne tendue et nerveuse qui définit nettement les contours. Les couleurs claires et les fonds couverts la plupart du temps de façon uniforme mettent en évidence la vitalité des sujets représentés. Leur trait le plus original est leur choix même et la libre interprétation des schémas iconographiques traditionnels. Celle-ci marque la naissance du réalisme dans le sens moderne de ce mot. Pour la première fois dans l'histoire de la peinture européenne, le thème du Bacchus (Offices) devient un prétexte pour accumuler des produits naturels et des objets d'usage quotidien, vrais protagonistes de la scène, autour d'un adolescent couronné de pampres et qui se distingue à peine, par cet attribut presque moqueur, du Garçon à la corbeille de fruits (Rome, Gal. Borghèse). Pour la première fois, un incident vulgaire comme celui d'un Garçon mordu par un lézard (Florence, fondation Longhi et Londres, N. G.) et un événement biblique tel que le Sacrifice d'Isaac (Offices) sont élevés au même rang dans leur signification picturale et traités avec le même sérieux et la même force dramatique. Dans les multiples aspects du réel qui nourrissent l'inspiration caravagesque, il n'y a pas de hiérarchie de valeurs ni de différence de classe. Ainsi, le Bacchus sera encore représenté comme un garçonnet de taverne mal nourri et maladif (Bacchus malade, Rome, Gal. Borghèse) ; la Madeleine repentie (Rome, Gal. Doria-Pamphili) sera vue non comme une courtisane, mais comme une femme du peuple seule avec sa souffrance dans une pauvre chambre dépouillée, alors qu'une courtisane romaine aura droit à un portrait aristocratique (Portrait de jeune femme, détruit à Berlin en 1945). Ainsi, le Repos pendant la fuite en Égypte (Rome, Gal. Doria-Pamphili) est représenté comme une " tranche de vie " comparable, par la situation spirituelle des acteurs, à des scènes profanes et inédites, comme la Diseuse de bonne aventure (Louvre), le Joueur de luth (Ermitage), les Tricheurs (Fort Worth, Kimbel Art Museum). Ainsi, finalement, une Corbeille de fruits, dans sa vérité éclatante et tangible, devient l'unique motif du tableau de l'Ambrosienne (Milan), considéré comme la première et l'une des plus belles " natures mortes " modernes, car, par l'absence de toute recherche décorative, de toute complaisance descriptive, de toute implication magique, Caravage rompt définitivement avec les divertissements intellectualistes des " tableaux de genre " qui l'avaient précédé, comme avec le méticuleux naturalisme flamand et l'exploration du " mystérieux " naturel de Léonard de Vinci.