Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
L

Léger (Fernand)

Peintre français (Argentan 1881– Gif-sur-Yvette 1955).

Après deux ans d'études d'architecture à Caen (1897-1899), il arrive à Paris en 1900 et entre comme dessinateur chez un architecte. Libéré du service militaire en 1903, il se présente avec succès à l'école des Arts décoratifs, mais il est refusé aux Beaux-Arts, où il s'inscrit comme élève libre dans l'atelier de Léon Gérôme, puis dans celui de Gabriel Ferrier. Il fréquente également l'académie Julian tout en travaillant chez un architecte et chez un photographe. De ses premiers essais ne subsistent que quelques toiles exécutées en 1904-1905, dérivées de l'Impressionnisme (le Jardin de ma mère, 1905, Biot, musée Fernand Léger) ou, plus rarement, d'une manière de Fauvisme, tel le vigoureux Autoportrait peint en pleine pâte (Paris, coll. part.). L'artiste détruisit en effet la plupart des " Léger avant Léger ", selon son expression.

   Le choc initial fut provoqué par les 42 Cézanne exposés au Salon d'automne de 1904, comme le révèlent les paysages de Corse (hiver de 1906-1907), d'un style déjà géométrisé, et les études de nus à l'encre de Chine (1905-1908, Biot, musée Fernand Léger), dont le trait synthétique délimite de vigoureux volumes.

La période cubiste

La rétrospective Cézanne au Salon d'automne de 1907 précipite l'évolution du peintre, qui écrira : " Cézanne m'a appris l'amour des formes et des volumes et il m'a fait me concentrer sur le dessin. " Ainsi, le Compotier sur une table (1909, Minneapolis, Inst. of Arts) prouve une parfaite assimilation de la leçon cézannienne, tandis que la Couseuse (1909, Paris, M. N. A. M.) inaugure dans son austère articulation sans profondeur un style déjà personnel. Installé à la Ruche (v. 1908-1909), Léger se lie notamment avec Delaunay, Max Jacob, Apollinaire, Maurice Raynal et surtout Blaise Cendrars, qui lui dédiera le célèbre poème Construction. En 1910, Kahnweiler s'intéresse à ses recherches et lui ouvre sa galerie, où sont déjà Braque et Picasso. Les Nus dans la forêt (1909-10, Otterlo, Kröller-Müller) sont, au dire de Léger, " une bataille de volumes " brutalement imbriqués et dont le rythme syncopé, qu'unifie une lumière froide, affirme une règle plastique " aux antipodes de l'Impressionnisme ". D'autre part, on peut déceler l'influence de Delaunay dans la Noce (1911, Paris, M. N. A. M.) et dans certains paysages urbains (les Toits de Paris, 1912, Biot, musée Fernand Léger) à leurs accents plus colorés et à une fluidité musicale des passages entre les plans (d'origine encore cézannienne). En revanche, un caractère nouveau, promis à d'amples développements, apparaît dans la Femme en bleu (1912, musée de Bâle) : l'aplat géométrique et cerné, redistribuant le thème dans une composition purement plastique, confinant à l'Abstraction. La même année 1912 voit la première exposition personnelle de Léger chez Kahnweiler (qui lui offre l'année suivante un contrat d'exclusivité) et sa participation à l'exposition du " Valet de carreau " montée par Malevitch à Moscou. En 1913 et 1914, l'artiste se rend en Allemagne ; il prononce à l'académie Wassilieff de Berlin deux conférences, au cours desquelles il énonce le principe essentiel de toute son esthétique : " l'intensité des contrastes ", de couleurs et de formes. Il développe en 1913 cette ultime référence cézannienne jusqu'à l'abstraction dans la suite très homogène et maîtrisée des Contrastes de formes (Paris, M. N. A. M. ; New York, M. O. M. A. ; Düsseldorf, K. N. W.). Puis, en 1914, il tire de cette expérience un nouvel ordre figuratif, traduit par une gamme restreinte de teintes (bleu, blanc, jaune et vert) réparties en volumes lumineux et en plans géométriques, adaptés soit au paysage (Maison dans la forêt, musée de Bâle), soit à la nature morte (Nature morte, Winterthur, Kunstmuseum), soit à la figure (Femme en rouge et vert, Paris, M. N. A. M.).

Les années de guerre (1914-1918)

Léger est mobilisé dès le 2 août 1914. De juillet 1915 à décembre 1916, il exécute une série de croquis (Biot, musée Fernand Léger) pris sur le vif, témoignages sur l'existence quotidienne de ses camarades au cantonnement et d'où naîtront l'Homme à la pipe (1916, Düsseldorf, K. N. W.) et la monumentale Partie de cartes (Otterlo, Kröller-Müller), peinte à la fin de 1917 alors que l'artiste est hospitalisé après avoir été gazé sur le front de Verdun. Cette toile, que Léger désignera comme " le premier tableau où j'ai délibérément pris mon sujet dans l'époque ", présente une composition close, souvenir de la casemate, où s'entassent des soldats robots aux silhouettes mécaniquement articulées. Elle est l'aboutissement et la conclusion des expériences précédentes et marque un tournant décisif dans la vision, la sensibilité et la conception du peintre.

La période mécanique et le retour à la figure (1918-1923)

" Je fus ébloui par une culasse de 75 ouverte en plein soleil ", écrit Léger ; elle " m'en a plus appris pour mon évolution plastique que tous les musées du monde. Revenu de la guerre, j'ai continué à utiliser ce que j'avais senti au front. " En effet, durant plusieurs années, le peintre est le témoin enthousiaste de l'insertion de la machine et de sa puissante beauté dans la vie quotidienne. Deux tableaux dominent cette période, dite " mécanique " : les Disques (1918, Paris, M. A. M. de la Ville), dont les aplats circulaires de couleurs gaiement contrastées (souvenir des cercles chromatiques de Delaunay) s'ordonnent dans un mouvement de bielle ; la Ville (1919-20, Philadelphie, Museum of Art), dans laquelle Léger célèbre plus lyriquement le monde urbain ; l'imbrication dynamique de plans aigus, la parfaite autonomie de la couleur, l'introduction de lettres au pochoir transposent un univers banal en une vision grandiose où de petites silhouettes prennent place. Enfin, la vaste composition des Éléments mécaniques (1924, Paris, M. N. A. M. ; esquisses à partir de 1917) fait la somme de ces investigations. Enrichi par l'expérience humaine des années de guerre, Léger réintroduit la figure dès 1918, d'abord en contrepoint timide à la présence de la machine (le Remorqueur, 1918 ; autres versions, de 1920, au musée de Grenoble et, de 1923, au musée Fernand Léger de Biot), puis dans une relation plus égale (le Typographe, 2e état, 1919, Munich, Neue Pin.) ; elle prend enfin valeur d'archétype dans le monumental Mécanicien (1920, Ottawa, N. G.) et plus tard dans l'Homme au chandail (1924). La figure humaine est cependant appréhendée, prévient l'artiste, " non comme une valeur sentimentale, mais uniquement comme une valeur plastique, en la soumettant à l'ordre géométrique qui régit les machines et l'environnement urbain ". Ainsi, jusqu'en 1923, Léger traite parallèlement les thèmes de la ville, du travail et du loisir ; le personnage est situé dans un Paysage animé (1921) ou, avec une note d'intimisme, dans un intérieur complexe (le Grand Déjeuner, 1921, New York, M. O. M. A. ; Femme et enfant dans un intérieur, 1922, musée de Bâle). L'aboutissement du thème est l'imposante Lecture de 1924 (Paris, M. N. A. M.), dont les accessoires sont beaucoup plus discrets.

La préoccupation monumentale

Des architectures rectilignes et asymétriques servent de fond aux vues urbaines comme aux études de figures ; elles en sont le dénominateur commun et permettent de rappeler que, dès 1921, Léger était en relation avec les artistes du Stijl, Van Doesburg et Mondrian, dont la galerie l'Effort moderne avait publié des textes l'année précédente. Le Néo-Plasticisme lui paraît alors " une libération totale, une nécessité, un moyen de désintoxication ". En fait, il va aider Léger à prendre conscience de sa vocation murale, et son influence sera déterminante sur les grandes compositions abstraites de 1924-25, qu'il appelle des " enluminures de murs " (Composition murale, 1924, Biot, musée Fernand Léger). À l'exposition des Arts décoratifs de 1925, il décore avec Delaunay le hall d'entrée du pavillon d'une ambassade française et exécute ses premières peintures murales pour Le Corbusier au pavillon de l'Esprit nouveau. Léger s'était intéressé de bonne heure au monde du spectacle ; une de ses principales réalisations fut en 1923 les décors et les costumes de la Création du monde (Stockholm, Dance Museum), inspirés de l'art africain baoulé et bushongo (ballet de Rolf de Maré, musique de D. Milhaud, livret de Cendrars).