Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Rembrandt (Rembrandt Harmenszoon Van Rijn, dit) (suite)

Les débuts de la maturité

En 1639, Rembrandt, au faîte de sa puissance, achète pour 13 000 florins une vaste demeure dans la Breestraat (actuelle Rembrandthuis), mais la difficulté d'en payer les échéances lui vaut dès lors de croissants soucis financiers. En 1641 naît Titus, mais Saskia meurt dès 1642. Puis survient la pénible affaire Geertge Dircx : nourrice de Titus, elle devient vers 1643 la maîtresse du peintre, mais le quitte en 1649 en lui intentant un procès en rupture d'une promesse de mariage ; c'est qu'elle avait été entre-temps supplantée par une jeune servante, Hendrickje Stoffels, qui vécut, elle aussi, en concubinage avec le peintre.

   Au cours de cette décennie, les sujets religieux se multiplient, caractérisés par une intériorisation croissante et une intensification des effets lumineux : désormais la lumière, " irradiante ", justifie le tableau, inonde et anime les intérieurs, définit les formes ; la facture, jouant sur des empâtements puissants, tend peu à peu à cet aspect robuste et grumeleux qui a fasciné Fabritius et, jusqu'au XIXe s., un Decamps. En même temps s'affirme de plus en plus nettement le souci d'organiser l'espace, de le construire avec des mises en page fortement architecturées. D'incontestables réminiscences italiennes, d'autant plus explicables chez un collectionneur comme Rembrandt, enthousiaste amateur de Giorgione, de Palma ou de Titien, jouent ici : des Pèlerins d'Emmaüs (1648, Louvre), proches de Véronèse, ou de la Jeune Fille à la fenêtre (1645, Londres, Dulwich College Picture Gal.), qui rappelle J. Bassano, à la méditation de Mantegna dans la sublime eau-forte des Trois Croix (1653). Bien plus que la Ronde de nuit, éblouissante prouesse qui regarde en fait, à la date de 1642, vers le passé des brillantes années 30, ce sont des œuvres émues, recueillies, au luminisme intense, d'une coloration chaude et profonde, qui révèlent le vrai Rembrandt de la décennie 40, telles la Nativité du musée de Kassel (1646), célèbre à cause du trompe-l'œil du rideau, la Bethsabée (1643) du Metropolitan Museum, les Adorations des bergers (1646) de Londres (N. G.) et de Munich (Alte Pin.). Le chef-d'œuvre de la période, en gravité humaine comme en monumentalité formelle, ainsi que dans l'aspect doré et " vénitien " de la lumière-couleur, est l'Emmaüs du Louvre (1648). En gravure, ce sont, pour cette décennie, des pièces célèbres, d'une grande franchise technique, comme les Trois Arbres de 1643 ou la Pièce aux cent florins de 1649. Dans les portraits, on note le recours fréquent à des effets constructifs de trompe-l'œil : mains qui s'avancent dans la Conversation du mennonite Anslo (1641, musées de Berlin) ou dans l'Agatha Bas (1641, Londres, Buckingham Palace), sans oublier la figure centrale de la Ronde de nuit (1642), coudes posés sur des balustrades dans une pose ouvertement reprise de Titien (Autoportrait, Londres, Wallace Coll. ; Nicolaas Van Bambeck, Bruxelles, M. R. B. A.).

   Au cours de ces années, enfin, se confirme bientôt le goût de Rembrandt pour les paysages, mais sur le mode grandiose et visionnaire des Trois Arbres, du Château (Louvre) et du Paysage au coche (Londres, Wallace Coll.), lesquels, dépassant infiniment le simple motif naturaliste, annoncent la sublime Ruine (musée de Kassel) et rejoignent ainsi le parti idéaliste et " littéraire " d'un Claude Lorrain.

L'apogée de la maturité

Les années 50 relèvent de la même maturité rayonnante, avec toutefois la nouveauté d'une nuance " héroïque ". C'est la période des très grands chefs-d'œuvre, comme Bethsabée (1654, Louvre), la Bénédiction de Jacob (1656, musée de Kassel), Aristote (1653, Metropolitan Museum), le Cavalier polonais (New York, Frick Coll.), le Bœuf écorché (Louvre) ou les figures bibliques michélangelesques de Berlin (Jacob avec l'ange, Moïse jetant les Tables de la Loi, 1659). Sur le plan de la facture et de la technique, les œuvres des années 50 manifestent une splendeur inégalée, notamment dans le jeu des ors et des rouges épais et maçonnés qui s'exaltent de plus en plus, depuis l'étincelant portrait de Six (Amsterdam, fondation Six) jusqu'à la Bénédiction de Jacob (musée de Kassel). D'une façon très significative, Rembrandt recourt davantage aux grands formats, à la mesure même de ses ambitions de peintre d'histoire connu de l'Europe entière et de chef d'école soucieux de marquer son temps, de créer et de transmettre un style. De même se multiplient alors dans son œuvre les portraits " moraux ", les figures à résonance littéraire ou symbolique, tirées du monde héroïque ou légendaire de l'Antiquité et si bien accordées aux exigences culturelles de l'époque baroque (Alexandre, Aristote, Homère, Flore, Lucrèce, Vénus et l'amour). Du coup, l'incident survenu en 1654 avec le Portugais Andrada (Rembrandt refuse de retoucher un portrait jugé peu ressemblant) prend une singulière valeur symbolique qui remet à leur juste et secondaire place ces moments difficiles de la vie de Rembrandt qui font toujours le bonheur des biographes : banqueroute en 1656, vente de ses collections en 1657 et de sa maison en 1658, manœuvres contre Geertge, concubinage avec Hendrickje Stoffels blâmé par l'Église réformée en 1654 et sanctions contre la jeune femme, admonestée et privée de communion.

Les années finales

Elles montrent un Rembrandt de plus en plus libéré, original et hardi et, sur le plan artistique, constituent une apothéose inoubliable avec des œuvres universellement admirées, comme le Syndic des drapiers et la Fiancée juive (Rijksmuseum), l'Homère (Mauritshuis), les Autoportraits à la palette (Louvre et Kenwood, Iveagh Bequest) — sorte de testament cézannien —, le Retour du fils prodigue (Ermitage), la Vierge (musée d'Épinal), la Famille (Brunswick, Herzog Anton Ulrich-Museum). Par la magie de son lyrisme pictural, par une harmonie exceptionnelle entre forme et contenu, Rembrandt, à la fin de sa vie, semble être parvenu aux limites mêmes de la peinture et parler un langage nouveau qui dépasse celui de l'art. Thèmes et facture ne diffèrent pas sensiblement de ceux des années précédentes. Les sujets religieux sont toujours prédominants ; en plus des œuvres déjà citées, signalons encore des réussites comme le Reniement de saint Pierre (Rijksmuseum), la Circoncision (Washington, N. G.), la Disgrâce d'Aman (Ermitage), le Siméon au Temple (1669, Stockholm, Nm), une des dernières œuvres du peintre, bouleversante dans son état d'inachèvement. De même, les sujets " antiques ", principalement sous la forme de portraits " moraux ", continuent d'intéresser beaucoup Rembrandt, comme le prouvent Homère (1663, Mauritshuis) et plus encore Lucrèce mourante (1664, Washington, N. G. ; 1666, Minneapolis, Inst. of Arts), Junon et la très émouvante et mystérieuse Femme à l'œillet (Metropolitan Museum). Le processus de matérialisation picturale (qui a pour corollaire une émouvante dématérialisation — ou une transfiguration — du réel mis en peinture) est poussé à son maximum ; le commandement baudelairien " Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or " résumerait à merveille l'œuvre finale de Rembrandt, du fameux Serment de Claudius Civilis (Stockholm, Nm) à l'Autoportrait si révélateur du W. R. M. de Cologne, cet incroyable rictus saisi dans une épaisse pâte dorée, qui révèle doublement — par le sujet et par la technique — le non-conformisme foncier du peintre. Ainsi s'explique l'importance accrue prise dans les dernières œuvres de Rembrandt par les aplats de couleurs, les triturations, les empâtements, les accents du modelé comme par les tailles rectilignes en gravure et l'usage du roseau, traceur de traits épais, en dessin. À tel point que l'artiste, s'il ne cherche plus à plaire, s'il néglige les détails des costumes et, de plus en plus, se meut dans un merveilleux éloigné de la vie quotidienne, ne sait pas éviter parfois une certaine lourdeur de facture. Il est fort caractéristique de cette ultime période qu'elle se prête à tant d'inflation, et l'on ne saurait être trop prudent et trop circonspect à l'égard de maintes œuvres qui y prennent place.

   Peintre totalement libéré, au demeurant ruiné, ayant dû quitter en 1661 sa belle maison pour un logement au Rozengracht, Rembrandt, dans ses dernières années, n'est pourtant jamais coupé du public : il reste un maître respecté, et la critique néo-classicisante des Lairesse, des Hoogstraten et des Houbraken le considère plutôt comme un grand original inimitable que comme un artiste franchement démodé et condamnable. Vers 1661-62, il reçoit même de l'officielle mairie d'Amsterdam sa plus grande commande picturale (avec la Ronde de nuit), la Conspiration de Claudius Civilis, preuve éclatante de son intacte renommée ; que la gigantesque toile — 5 × 5 m —, qui témoigne du large savoir-faire de Rembrandt jusque dans la grande peinture décorative à l'italienne, ait été, peu après sa mise en place dans le nouvel hôtel de ville d'Amsterdam, reprise par le peintre, puis laissée en chantier et finalement remplacée par une peinture de Juriaen Ovens, ne signifie pas forcément un désaveu pour le peintre. Son inventaire après décès prouve d'ailleurs qu'il avait pu reconstituer partiellement ses collections. Mais Rembrandt eut le malheur de perdre Hendrickje dès 1663, puis Titus en 1668, qui s'était marié la même année.

   Au total, son œuvre, qui a été considérablement et heureusement épuré par la critique récente, s'élève encore à plus de 400 tableaux repérés (sans compter les nombreuses œuvres perdues et uniquement connues par des mentions d'inventaires ou des catalogues de ventes). L'œuvre gravé comporte 287 gravures reconnues, tandis que les dessins, eux, se recensent par milliers. Une importante rétrospective a été consacrée à l'artiste (Berlin, Amsterdam, Londres) en 1991-92.