Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
A

Art nouveau (suite)

Définitions

L'Art nouveau désigne donc un style à caractère ornemental dont le succès est clairement limité dans le temps ; le terme s'applique à l'époque, aux arts décoratifs et à leur utilisation architecturale. Il en est de même pour les autres termes usités simultanément : outre les qualifications péjoratives, comme " style nouille ", ou les noms se rapportant à un artiste précis — " style Horta " — ou à une réalisation précise — " style métro ", par allusion aux stations du métro parisien créées en 1900 par Hector Guimard (1867-1942) —, il est très tôt question de Modern Style, ce qui implique, en France, le sentiment d'une influence anglaise, ou de stile inglese en Italie, où l'on emploie également les dénominations de stile floreale ou de stile Liberty, cette dernière venant du nom d'un illustre marchand anglais, qui, comme Bing, vendit d'abord des produits d'Extrême-Orient, puis édita des étoffes inspirées des motifs des pochoirs japonais.

   Malgré la diversité des œuvres et des caractères nationaux persistants, un certain nombre de traits communs caractérisent l'Art nouveau : le culte de la ligne, la force organique de la plante et l'ornement comme symbole de la structure. C'est ce symbolisme étroitement lié aux mouvements littéraires et musicaux du moment qui oppose l'Art nouveau à l'esprit rationaliste des architectes précurseurs du Bauhaus. Dans la façon dont se mêlent ces différents éléments, l'opposition entre les deux aspects du mouvement novateur de la fin du siècle est très nette : chez les uns, le décor asymétrique est soit abstrait et fortement dynamique, soit floral, mettant l'accent sur tous les organismes en croissance — ces deux tendances existent en France et en Belgique —, soit encore plan et linéaire avec un contenu symbolique et littéraire prépondérant, comme en Écosse ; chez les autres (Allemagne, Autriche) est préférée une composition plus rigide, plus géométrique, avec une prédilection pour le carré et le cercle, annonçant le décor 1925. Les idées symbolistes — celles de l'Aesthetic Movement, celles des poètes décadents et symbolistes — se retrouvent dans le répertoire décoratif. On met l'accent sur la courbure de la tige des joncs ou des roseaux, sur les ondulations des algues ; le bouton de fleur, le bourgeon sont des symboles de l'avenir. L'arbre fait aussi partie du répertoire comme symbole de fécondité, tandis que la blancheur du lis, comme celle du cygne, est symbole de pureté. Flore et faune aquatiques, insectes légers, comme la libellule, serpents sont choisis aussi pour leur effet décoratif.

Peinture et Art nouveau

À partir de cette définition, il reste à rechercher si les peintres, traditionnellement groupés sous des dénominations plus précises telles que postimpressionnistes, Nabis, participent réellement du mouvement " Art nouveau ".

   Or, il semble bien qu'ils aient joué un rôle aussi important dans l'élaboration du style que les théoriciens, les décorateurs, les architectes. Depuis William Blake en passant par les préraphaélites, il existe en effet une évolution continue qui aboutit à l'esthétique linéaire de Walter Crane et aux sinuosités élégantes d'Aubrey Beardsley. Dans ce cercle des préraphaélites tardifs, qui comprend également l'architecte Arthur Mackmurdo (1851-1942), se définissent, outre la souplesse de la ligne courbe, un certain idéal féminin, la recherche d'un rythme floral, la prédilection pour des compositions étirées en hauteur, typiques de l'Art nouveau anglais, écossais, belge et hollandais. Cela n'est pas sans analogie avec certaines caractéristiques issues de la réflexion sur l'art japonais, de mieux en mieux connu depuis la participation du Japon à l'exposition de 1862 à Londres et qui fut l'objet d'une vogue grandissante, dont l'apogée se situa entre 1875 et 1890.

   Liberty, Tiffany, Bing sont des admirateurs de longue date de l'art japonais. Bing, notamment, a dirigé, de 1888 à 1891, la publication du Japon artistique et, dès le premier numéro, il préconisait " la réflexion sur les principes fondamentaux de l'art japonais ". Objets, estampes, livres illustrés sont collectionnés par Eugène Grasset, Vever, Gallé et pratiquement par tous les peintres novateurs : Van Gogh, Gauguin, Eckmann, Beardsley, Toulouse-Lautrec, Bonnard, surnommé le " Nabi japonard ". Gallé, pour sa part, a étudié à Londres en 1871 les objets japonais et les raffinements de leur technique et, lors de l'Exposition universelle de 1878, la critique s'accorde pour relever, dans ses verreries, les réminiscences nippones. Le modèle japonais, complètement assimilé, n'est plus perçu en 1900, où son style semble résolument moderne et original.

   Comme d'autres arts exotiques — celui de Java, bien connu en Hollande —, ou appartenant au passé national — influence celtique en Scandinavie, en Angleterre, en Écosse, en Irlande —, l'art japonais représente non seulement un répertoire d'ornements originaux, correspondant précisément à ce que l'on recherche, mais encore une garantie de qualité, puisqu'il semble, dans les productions admirées, n'avoir pas été touché par ce que l'on considère comme la décadence inhérente à toute société industrielle. L'évasion vers des mondes primitifs, exotiques, anciens — il existe des tendances néo-gothiques, néo-rococo, par exemple — est tout à fait significative d'un mouvement qui rejette tout l'héritage de la Renaissance et des règles qui étaient devenues des contraintes. C'est ainsi que, pour prendre l'exemple de l'influence le plus universellement répandue, celle du Japon, un certain nombre de nouvelles règles apparaissent : sont recherchés les effets de l'asymétrie, les découpages hardis de composition, les diagonales, les motifs enveloppant l'objet au lieu d'être répartis dans des panneaux bien délimités. Les estampes japonaises, les crépons chers à Van Gogh donnent l'exemple de tons vifs cernés d'un trait noir et traités en aplat. Du Japon vient encore le goût de la rapidité d'exécution admirée chez ses dessinateurs, des formes irrégulières et du rôle laissé au hasard, particulièrement lors de la cuisson des grès. Enfin, le Japon possède, comme l'Angleterre, des artistes qui ne négligent pas de collaborer avec les artisans, de leur fournir des modèles : les activités multiples d'Hokusai, considéré à l'époque comme l'un des grands génies de l'art mondial, décidèrent bien des artistes à pratiquer, outre la peinture, des techniques variées. Cette attitude, déjà, les situe dans l'Art nouveau.

   Gauguin est l'un des premiers à ne pas tenir compte de la hiérarchie des valeurs artistiques lorsqu'il sculpte, en 1881, les panneaux d'un buffet pour son appartement, plus encore lorsqu'il produit, pendant l'hiver de 1886-87, plus de cinquante pièces de céramique — assiettes ou vases aux formes irrégulières ornés de figures en relief (Copenhague, musée des Arts décoratifs) — dans l'atelier du céramiste Ernest Chaplet, que lui avait présenté Bracquemond. Par ce moyen, il voulait montrer aux industriels ce dont sont capables les artistes et les inciter à leur commander du travail. Ses amis du groupe de Pont-Aven veulent aussi dépasser la peinture de chevalet et faire œuvre utile pour la société ; la peinture pourrait, comme le souhaite en 1890 Jan Verkade, servir à la décoration des murs. Émile Bernard dessine des vitraux, sculpte des meubles polychromes, inspirés de motifs bretons, et Bing devait, en 1895, encourager les artistes dans cette voie. À ce moment, nombreux sont les peintres qui excellent dans l'illustration, l'affiche (Toulouse-Lautrec, Beardsley, Mucha), la décoration de paravents ou les décors de théâtre (les Nabis) et produisent même ainsi quelques-uns de leurs chefs-d'œuvre, par exemple la suite de dix panneaux à la détrempe sur le thème des Jardins de Paris, commandés par Alexandre Natanson à Vuillard en 1894 (musée d'Orsay ; Bruxelles, M. R. B. A. ; musées de Cleveland et de Houston) pour décorer sa salle à manger, avenue du Bois.

   Enfin, un certain nombre de peintures de l'époque présentent des caractères stylistiques analogues à ceux des œuvres décoratives.

   En réaction contre l'Impressionnisme, qui représente les objets dissous dans la lumière, le Postimpressionnisme s'intéresse à la forme et au contour, et la ligne devient un facteur essentiel de la composition. L'intérêt pour la perspective traditionnelle s'estompe et les volumes sont suggérés par des moyens nouveaux : les aplats colorés, la ligne serpentine, la stylisation. Le Symbolisme remplace le Naturalisme.

   Seurat, pour composer ses grands tableaux — de la Grande Jatte (1884-1886, Chicago, Art Inst.) au Cirque (1890-91, musée d'Orsay) —, se préoccupe d'abord des courbes et des arabesques qui doivent en découper la surface. Bientôt, les jeunes peintres du groupe des Vingt, Van de Velde, Lemmen, Van Rysselberghe, sont impressionnés par sa méthode rigoureuse et adoptent sa technique. Son ami Signac pousse à l'extrême ces recherches abstraites de lignes géométriques dans un tableau présenté au Salon des indépendants de 1891 et intitulé Sur l'émail d'un fond rythmique de mesures et d'angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890 (New York, M. O. M. A.).

   Pour sa part, Gauguin élabore à Pont-Aven, en 1888, en compagnie d'Émile Bernard, un autre style original opposé à l'Impressionnisme : le Cloisonnisme. Bien des traits y sont annonciateurs de l'Art nouveau : la composition désaxée de la Belle Angèle (1889, musée d'Orsay), les plantes mystérieuses dont les arabesques s'entrecroisent sur la tunique jaune vif de l'Autoportrait (1889, Washington, N. G.), les vagues bleu sombre et l'écume blanche qui dessinent au premier plan de Fatata te miti (1892, id.) une ondulation vigoureusement contrastée et particulièrement décorative. Enfin, en introduisant dans ses compositions les inscriptions qui leur servent de titre, Gauguin se sert d'un procédé que Gallé utilise sur ses vases et dans ses marqueteries. Par l'intermédiaire de Sérusier, qui rapporte de Pont-Aven, à la rentrée de 1888, le célèbre Talisman (musée d'Orsay), le lien est direct avec les Nabis, groupe qui comprend, outre Sérusier, Bonnard, Maurice Denis, Ibels, Ranson, élèves à l'Académie Julian, et deux de leurs camarades de l'École des Beaux-Arts, Roussel et Vuillard. Ils ne manquent pas de visiter au café Volpini, dans l'Exposition universelle de 1889, l'exposition des Peintres symbolistes et synthétiques, à laquelle participent Gauguin, Anquetin, Émile Bernard et Schuffenecker.

   La solidité, la recherche du primitif, caractéristiques du groupe de Pont-Aven, font place chez les Nabis à un art synthétique, certes, mais plus gracieux, plus délicat. Chez Ranson, les figures se détachent sur un fond plan orné de taches ondulantes ; chez Bonnard et Vuillard, sur le réseau papillonnant des papiers peints fleuris, apparaissent à peine des femmes vêtues de longues robes à fleurs dans les mêmes tons sourds ; chez Lacombe, le " nabi sculpteur " qui s'est bientôt joint au groupe, l'harmonie de couleurs est moins violente que chez Gauguin, mais l'effet décoratif produit par les vagues figées en est très proche, par exemple dans la Marine bleue, effet de vagues (1892, musée de Rennes).

   Une atmosphère " fin de siècle " se dégage de la peinture, souvent ironique et cruelle, de Toulouse-Lautrec, mais il sait lui aussi s'exprimer à l'aide de grandes surfaces colorées ou tirer parti des possibilités expressives de la ligne.

   " Fin de siècle " également est l'esprit de la Société des Rose-Croix, fondée en 1891 par Joséphin Péladan. Celle-ci se veut résolument symboliste et n'exige que l'" idéalité des œuvres ", rejetant les sujets de la vie moderne. Elle souhaite pour son premier Salon, chez Durand-Ruel en 1892, inviter les préraphaélites Burne-Jones et Watts ainsi que les Allemands Lenbach et Böcklin ; si les noms de ces peintres n'apparaissent pas parmi les exposants étrangers, on relève néanmoins ceux de Khnopff, de George Minne, de Vallotton, de Hodler, de Toorop, tous représentants de diverses tendances du Symbolisme européen. Khnopff, ami de Verhaeren et de Maeterlinck, crée en Belgique un type féminin proche de celui des préraphaélites et qui hante des compositions symbolistes d'un surprenant format allongé ; il représente l'Art (1896, Bruxelles, M. R. B. A.) sous les traits d'une femme panthère aux yeux clos, qui n'est pas sans analogie avec les créations de Gustave Moreau. Dans les tableaux de Toorop, les vêtements aux plis multiples, les cheveux qui occupent d'un réseau parallèle et sinueux tout l'espace libre du fond sont souvent matière à un pur jeu ornemental qui n'est pas exempt de formalisme.

   Au contraire, le Norvégien Munch sait infuser une vitalité nouvelle au jeu des lignes sinueuses, des couleurs flamboyantes qui envahissent le tableau et intensifient l'effet souvent tragique du motif choisi, comme dans le Cri (1893, Oslo, Ng), d'une manière déjà expressionniste.

   Les thèmes de la vie et de l'amour se retrouvent encore chez Hodler, chez Franz von Stuck ou chez Gustav Klimt. Ce dernier, figure centrale de la Sécession viennoise, dissocie rarement la peinture de son utilisation architecturale ou décorative ; il exécuta trois plafonds monumentaux, aujourd'hui détruits, pour l'université de Vienne (1900-1903), qui choquèrent par leur érotisme, et réalisa l'étonnant chef-d'œuvre de pureté et de fraîcheur que sont les deux mosaïques de la salle à manger du palais Stoclet à Bruxelles (1905-1909). Dans ses portraits, comme dans ses grandes compositions, les figures émergent de vêtements somptueusement rigides et se détachent sur un fond où se déroulent d'abstraites arabesques, d'une richesse d'invention et d'une somptuosité de coloris qui en font les plus originales et les plus parfaites créations de l'Art nouveau.