Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
R

romantisme (suite)

1824-1840

La troisième phase du Romantisme — celle que l'on peut à juste titre appeler le mouvement romantique — est dominée par le concept de l'artiste de génie et incarnée par Turner et Delacroix dans leur maturité.

   Très différents de tendances et de caractères, Turner et Delacroix avaient pourtant certains traits communs. Tous deux gardèrent des liens étroits avec les maîtres du XVIIe s. et trouvèrent de puissants défenseurs respectivement en Ruskin et en Baudelaire. Tous deux restèrent fidèles aux institutions officielles comme la Royal Academy ou le Salon. Tous deux furent à l'origine d'une rupture dans l'évolution de la peinture et contribuèrent à son changement radical. Tous deux enfin allèrent jusqu'au bout des possibilités de leur propre langage pictural, et ne laissèrent ni élèves ni disciples. Cela mis à part, les deux hommes personnifient les conceptions opposées du génie romantique. Delacroix, susceptible, sophistiqué, cultivé, parisien avant tout, demeura attaché à l'idéal académique de la peinture d'histoire ; son œuvre est anthropocentrique ; il peint l'homme dans divers contextes historiques, géographiques, mythologiques ou allégoriques. Turner, abrupt, effacé, solitaire et indépendant, n'a recours à l'action humaine que pour ponctuer sa vision de la nature : suite de variations sur des thèmes de Claude Lorrain, ou célébrations des forces de la nature, tempête, lever de soleil, vitesse ou feu.

   Turner et Delacroix reçurent une formation traditionnelle. Delacroix fut l'élève de Guérin et subit, dans sa jeunesse, l'influence de Gros, Géricault et Bonington. La première œuvre qu'il présenta au public, Dante et Virgile (1822, Louvre), est proche de Géricault et correspond à la tradition de l'épopée tragique telle que l'avait définie David. Sa deuxième œuvre majeure exposée, les Massacres de Scio (1824, id.), de construction classique et fidèle à la conception du sujet historique moderne établie par Gros, rompt pourtant complètement avec le passé dans le traitement de la couleur et dans la facture ; elle atteint une légèreté, une fluidité et une beauté qu'on n'avait pas connues en France depuis le milieu du XVIIIe s. Ce changement a été attribué à l'influence de peintres anglais comme Constable et Lawrence, que Delacroix avait pu étudier au Salon de 1824 ; il est plus vraisemblable que Delacroix combina la transparence de Bonington avec la vitalité généreuse de Rubens, dont il fit de nombreuses copies. Mais son œuvre la plus rubénienne et la plus romantique est le Sardanapale (1827, id.), mélange éblouissant et curieux de pathos et de sadisme, qui restent les deux qualités maîtresses de l'artiste. Après cette date, il abandonna le modèle romantique pour l'inspiration classique et revint aux grandes traditions de la peinture du XVIIe s. Il garda cependant son intérêt pour la littérature romantique jusqu'à la fin de sa vie, exposant l'Enlèvement de Rébecca (id.) au Salon de 1859, autrement dit bien après la fin du mouvement romantique.

   Au lieu d'accomplir le traditionnel voyage en Italie, Delacroix alla en Angleterre (1825), au Maroc (1832) et effectua par la suite de courts séjours en Flandre et en Hollande. Le voyage marocain entraîna un changement significatif dans son style, le libérant des restes tyranniques de l'idéal méditerranéen et donnant à sa couleur plus d'éclat et de profondeur. Inspirant directement des chefs-d'œuvre comme les Femmes d'Alger (1834, id.), les souvenirs de cette expérience se firent également sentir en profondeur, puisqu'ils colorent jusqu'à ses entreprises plus conventionnelles, si bien que les dieux et les héros de l'Antiquité qui ornent les bibliothèques du Palais-Bourbon et du Luxembourg ont comme un air marocain. Marqué par de tels souvenirs, Delacroix fut capable d'interpréter des sujets traditionnels comme la Justice de Trajan (1840, musée de Rouen) avec puissance et liberté. La fin de sa carrière fut dominée par des ensembles de vastes dimensions, commandés par le gouvernement, pour la décoration des salles parisiennes du Palais-Bourbon, du Luxembourg, du Louvre et de l'Hôtel de Ville, décorations dont le sommet fut la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice, pour laquelle il s'inspira de Raphaël et de Titien. Non content d'être le plus grand peintre romantique français, Delacroix fut un écrivain au talent peu commun. Ses articles à propos d'autres peintres (celui qui est consacré à Antoine-Jean Gros en particulier) annoncent la manière de juger de Baudelaire par une projection de la personnalité, alors que son journal et sa correspondance constituent un témoignage unique sur son évolution.

   Turner avait une formation tout aussi traditionnelle, mais, alors que Delacroix possédait une formation soumise à la peinture d'histoire, Turner, lui, restait fidèle à une conception plus picturale avec ses références à la nature sous ses aspects les plus fondamentaux. Le monde de la nature était pour lui le théâtre de multiples impressions beaucoup plus intéressantes que tout ce que l'homme pouvait accomplir. Comme Claude Lorrain, sur qui il prit exemple, Turner utilisa les personnages et les incidents comme simple prétexte à des paysages qui se suffisent à eux-mêmes, visions d'un homme que n'ébranlait pas la puissance de ses facultés réceptives. Une grande partie de son œuvre reste conventionnelle, en particulier les recueils gravés, fruits de ses nombreux voyages à travers la Grande-Bretagne ; il en est de même d'œuvres comme le Lac de Buttermere (1797, Londres, Tate Gal.) et la Digue de Calais (1803, id.), toutes deux s'inspirant de modèles du XVIIIe s. et des études de Lorrain, comme la Fête des vendanges à Mâcon (1803, Sheffield, Art Gal.). Un premier voyage en Italie en 1819 n'eut d'autre effet immédiat sur les toiles terminées réalisées par Turner à cette époque que d'étendre le registre des sujets de l'artiste ; cependant, au cours de ce voyage, la pratique de l'aquarelle, favorable selon Turner à ce qu'il appelait ses " impressions ", constitua l'essence de son futur développement. Une œuvre comme Lever de soleil à Venise vu de la Giudecca (British Museum) marque une rupture totale avec la tradition topographique des aquarellistes anglais comme de Canaletto ; elle est toute consacrée aux harmonies du ciel et de la mer correspondant à un moment précis du jour et contient peu d'éléments solides. Cette élimination de formes repères dans le paysage représente l'aspect le plus beau et le plus audacieux de Turner ; elle est le résultat de sa réceptivité aux changements de la nature et de sa faculté à les traduire par le seul recours de la peinture. Turner fit de nouveaux séjours à Venise en 1832, 1835 et 1840, séjours qui développèrent son intérêt pour les propriétés interdépendantes de l'eau et de la lumière. Plus tard, ses huiles, caractérisées par des couleurs légères et brillantes sur un fond blanc obéissant au seul rythme du pinceau, donnèrent l'impression de gigantesques aquarelles, tel le Yacht approchant du rivage (v. 1840, Londres, Tate Gal.). Son génie du traitement de la lumière et de la couleur, joint à son exaltation permanente devant la nature, constitue un phénomène unique dans l'histoire de l'art européen et représente la meilleure glorification de la conscience romantique en peinture.