Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Rembrandt (Rembrandt Harmenszoon Van Rijn, dit) (suite)

Les premières années à Amsterdam

Après juin 1631, Rembrandt, poussé par le succès, s'installe à Amsterdam chez le négociant d'art Hendrik Van Uylenburch, cousin de sa future épouse, Saskia (le mariage avec cette dernière ayant lieu en 1634). Ses succès de portraitiste auprès de l'active bourgeoisie de cette ville sont très rapides : sur 50 tableaux datés des années 1632 et 1633, 46 sont des portraits ou des études de têtes. L'un des plus célèbres reste, à juste titre, la Leçon d'anatomie du Dr Tulp (1632, Mauritshuis), victorieuse tentative pour s'attaquer ambitieusement à l'une des spécialités les plus prisées de la peinture néerlandaise de l'époque, le portrait corporatif. Tous les portraits de la décennie de 1630 présentent des qualités d'observation réaliste et de finesse picturale qui rapprochent ici Rembrandt de Van der Helst et de Keyser tout autant que de Van Dyck ou de Rubens. Rembrandt devient alors le portraitiste mondain à la mode qu'il n'avait pas encore su devenir à Leyde. Peints le plus souvent sur un fond uni gris clair, subtil et vivant, fréquemment ovales et parfois de format ambitieux (effigies du Pasteur Ellison et de sa femme, 1634, Boston, M. F. A. ; du couple Soolmans, 1634, Paris, coll. Rothschild ; des Pellicorne, Londres, Wallace Coll.), frappant toujours l'attention par le face-à-face étonnamment direct du regard, d'une grande force plastique par la simplification des harmonies de blanc et de noir, de clair et de sombre, ces portraits, toujours dignes et monumentaux, s'imposent également par l'aisance dynamique et la savante intelligence de leur mise en scène : tandis que la facture est plus lisse et plus souple qu'à Leyde, la pose d'ensemble, la rythmique très étudiée et sûrement symbolique des mains (l'une est souvent cachée à dessein), la direction du visage suggèrent une présence instantanée et mobile d'essence toute baroque. Parmi les meilleures réussites de ce type " aristocratique " de portraits, citons encore le Marchand Ruts (1631, New York, Frick Coll.), le Couple élégant dans un intérieur (1633, Boston, Gardner Museum), le digne Maarten Looten (1632, Los Angeles, County Museum of Art), le poète Herman Krul (1633, musée de Kassel), significativement représenté à l'entrée d'un porche, l'Homme (1633, musée de Cincinnati) et la Femme (Metropolitan Museum) ainsi que le Couple (Vienne, K. M.), proches de l'art de Van Dyck, le Polonais (1637, Metropolitan Museum), Maria Trip (1639, Rijksmuseum), qui est figurée dans un cadrage en trompe l'œil, intention " maniériste " préparée par l'Amalia Van Solms (1632, Paris, musée Jacquemart-André).

   Les tendances baroques, qui caractérisent chez Rembrandt le portrait officiel et mondain des années 30, ne sont pas moins évidentes dans ses autoportraits et dans les effigies de son épouse, Saskia, notamment par le biais de parures fastueuses et de déguisements orientaux, qu'il collectionnait avec ferveur. Ainsi Rembrandt porte-t-il, tel Van Dyck, des chaînes d'or (Louvre, 1633 et 1637), des hausse-cols d'armure (Offices, musées de Berlin, Mauritshuis), des casques (1634, musée de Kassel), de superbes chapeaux à plumes (musées de Berlin, tableau qui fait peut-être pendant à la Saskia souriante et pareillement chapeautée de la Gg de Dresde ; 1633-1635, Vaduz, coll. Liechtenstein ; Mauritshuis ; 1639, Dresde, Gg, tableau où on le voit curieusement suspendre un butor). Ainsi Saskia, précieusement coiffée d'un voile (1633, Rijksmuseum ; Washington, N. G.), devient-elle, agrémentée d'un somptueux béret rouge, une figure de rêve fascinante et lointaine dans la charmante effigie de Kassel où Rembrandt revient à l'antique usage du profil. La transmutation poétique du visage de Saskia s'accomplit effectivement par le biais de l'allégorie avec les Flore de l'Ermitage (1634) et de Londres (N. G., 1635). Le sommet de la bravoure " baroque " est atteint par le fameux Double Portrait de la Gg de Dresde.

   En tant que peintre d'histoire, Rembrandt, fixé à Amsterdam, continue brillamment la voie explorée antérieurement à Leyde : ainsi le Savant du musée de Prague (1634), le Roi Ozias frappé de la lèpre (Chatsworth, coll. du duc de Devonshire) sont dans la tradition directe des Vieillards de Leyde. Mais, comme dans le domaine du portrait, ses moyens vont devenir plus subtils et plus ambitieux, ses effets de lumière, pour être aussi spectaculaires, se révèlent moins brutaux et plus raffinés ; la richesse des accessoires employés, le pittoresque des modèles — souvent des Juifs du ghetto d'Amsterdam — se ressentent à l'évidence de la fréquentation d'un riche marchand tel qu'Uylenburgh ; bref, la rivalité " baroque " avec Rubens et les Italiens se dévoile une fois de plus : elle va conduire à l'affirmation d'un art à la fois " triomphaliste " et très original dont la définition n'appartient qu'à Rembrandt, ce qui lui vaudra d'innombrables élèves et imitateurs.

   De ces années 30 date tout d'abord l'une des rares commandes officielles reçues par le peintre, la suite de 5 tableaux de la Vie du Christ conservés à l'Alte Pin. de Munich et exécutés à la demande de Huygens pour le stadhouder Frédéric-Henri : 2 tableaux sont livrés dès 1633 (l'Érection et la Descente de croix), les 3 autres de 1636 à 1639, dont l'Ascension et la Résurrection, comptent parmi les œuvres les plus mouvementées du maître, qui utilise alors le clair-obscur comme moyen d'obtenir le maximum d'effets fantastiques et féeriques, dans la tradition d'Elsheimer (Rembrandt utilise ici une lumière sacrale émanant du Christ, qui s'ajoute aux effets de lumière artificielle ou diurne). Une puissante rhétorique baroque et des formats vraiment monumentaux distinguent la Sainte Famille de l'Alte Pin. de Munich (1631), le Sacrifice d'Isaac (1635) de l'Ermitage et surtout le tumultueux et réaliste Aveuglement de Samson du Städel. Inst. de Francfort (1636), qui permet de mesurer quel enrichissement technique et psychologique Rembrandt a su apporter à la pratique du clair-obscur : alors que Honthorst et les autres caravagesques évoluent vers un classicisme clair, digne et froid, Rembrandt, au même moment, recherche de plus en plus l'animation. Les Noces de Samson (1638, Dresde, Gg) et le Mané, Thécel, Pharès (Londres, N. G.) se rattachent encore à ces démonstrations de grande peinture religieuse héroïque, tout comme la Sophonisbe ( ?) du Prado (1634).

   Mais, en même temps, Rembrandt garde tout son attachement aux petits formats de la période de Leyde (la Toilette d'Esther de la N. G. d'Ottawa, 1633 ; l'Adoration des mages de l'Ermitage, 1632, réhabilitée comme original ; l'" elsheimérienne " Fuite en Égypte 1634) et ne montre pas moins d'aisance qu'auparavant à détailler les visages d'une foule, à fignoler les accessoires, à rendre un intérieur avec minutie. Mais une chaude tonalité brune, une tendance croissante à la narration intime et délicate, une profondeur enveloppante vont, à partir de 1636, caractériser peu à peu l'art de Rembrandt : la Visitation (1640, Detroit, Inst. of Arts), les Ouvriers de la vigne (1637, Ermitage), Tobie et l'ange (1637, Louvre), le Christ apparaissant à Marie-Madeleine (1638, Londres, Buckingham Palace), la touchante Suzanne (1638, Mauritshuis), le mystérieux Philosophe (Louvre) en sont des témoignages excellents, tout comme la Prédication de saint Jean-Baptiste (musées de Berlin), avec un immense fond de paysage qui prend une sorte de dimension cosmique ; la même qualité lyrique du paysage se retrouve dans le grandiose Baptême de l'eunuque de 1636 (en prêt au musée de Hanovre) ; Rembrandt commence justement à peindre des paysages v. 1636-1638 : Paysage au pont de pierre (Rijksmuseum), Paysage au bon Samaritain (1638, musée de Cracovie), Vue d'orage (Brunswick, Herzog Anton Ulrich-Museum), tous remarquables par l'éloquence d'un effet de lumière à la fois concentré et dynamique. Ici encore, le " non-spécialiste " Rembrandt montre son originalité en tournant le dos à la voie naturaliste et descriptive suivie par les spécialistes : le paysage lui sert déjà à exprimer un état d'âme et prend une dimension poétique supérieure.

   Quant aux sujets profanes, entre autres ceux qui sont repris de la mythologie antique, ils ne laissent pas d'avoir inspiré à Rembrandt quelques pages étonnantes où sa force d'imagination, sa faculté de recréation se donnent libre cours, encore stimulées par la triomphale esthétique baroque d'alors. Vieux sujets qui, dans leur iconographie profondément humanisée, reprennent une vie nouvelle et une présence inédite, non sans quelque secrète violence contenue (c'est une maîtrise conquise depuis la période de Leyde) : l'Enlèvement de Proserpine (musées de Berlin), le Rapt d'Europe (1632, Los Angeles, Getty Museum), l'Envol de Ganymède dans les serres de l'aigle (1635, Dresde, Gg), Diane et Actéon (1635, château de Rhede en Westphalie), un chef-d'œuvre insuffisamment connu. Le sommet reste, bien sûr, la Danaé (1636, Ermitage), irrémédiablement endommagée aujourd'hui, la plus belle " odalisque " de Rembrandt, un excellent exemple de cette manière de conjoindre humanité et poésie qui est tellement propre à Rembrandt.

   Dès l'installation à Amsterdam s'est constitué avec le succès croissant du maître un véritable cercle d'élèves : Jacob Backer, Willem de Poorter et Jacob de Wet dès 1631-32, puis Flinck, Bol, Eeckhout, Victors, Horst ; un peu plus tard Heerschop, Verdoel, Furnerius, Paudiss, Doomer, le génial Carel Fabritius, Van der Pluym, Hoogstraten, qui écrivit d'une façon intéressante sur Rembrandt, peut-être les deux Koninck (Philips et Jacob), Ovens, Keil, le " Monsu Bernardo " danois qui renseigna si bien Baldinucci, Nicolaes Maes, Renesse, Drost et, jusque dans les dernières années, Leupenius et Aert de Gelder. Tous ces artistes se sont révélés très doués et sont associés étroitement à la production de Rembrandt, qui retouchait parfois le travail de ses élèves pour le vendre à son profit (ainsi le Sacrifice d'Isaac de l'Alte Pin. de Munich, explicitement signé comme " Remanié et retouché par Rembrandt, 1636 "). Rembrandt dut ainsi gagner beaucoup d'argent. Autre signe de prospérité, ses nombreuses activités de collectionneur, qui s'exercent dans des domaines très variés : tableaux et dessins, notamment italiens, mais aussi armes, sculptures, gravures, curiosités exotiques. C'est un aspect fondamental de Rembrandt que celui du curieux et du trafiquant d'art, et toute une partie du répertoire orientalisant de l'artiste en est directement tributaire (il a même copié des miniatures indo-persanes).