Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Le XVIe siècle

Au XVIe s., le nu est devenu un des thèmes majeurs d'inspiration pour les artistes : cette généralisation a été préparée par le quattrocento, les sources étant, d'ailleurs, souvent identiques. Par exemple, l'influence de l'antique entraîne presque systématiquement au quattrocento, comme à la Renaissance, une tendance à l'idéalisation et à la perfection formelle. Mais, à la différence de l'époque précédente, ces tendances ne seront pas forcément comprises par tous, comme le montrent les réactions très vives qui suivirent les travaux du concile de Trente (1563). On pourrait donc distinguer plusieurs phases dans l'évolution du thème du nu à la Renaissance. Il est cependant difficile de les opposer les unes aux autres, car bien des aspects de la phase " classique " de la Renaissance sont encore valables dans la phase maniériste. Mais les interdits religieux et les théories sur le " decorum " et sur la " convenance ", c'est-à-dire la manière dont il convient de traiter tel ou tel sujet, l'éveil, à la fin du siècle surtout, des tendances réalistes, auront une importance considérable moins sur la représentation formelle du nu que sur sa fréquence et sur l'esprit avec lequel il est traité.

Les théoriciens et le rôle des modèles antiques

Dans la recherche du beau idéal, le rôle des théoriciens a été capital. L'idée d'une norme idéale de la beauté physique s'est imposée grâce à la lecture de Vitruve : au début du troisième livre, avant de formuler les règles concernant les édifices religieux, Vitruve précise que leurs proportions doivent correspondre aux proportions humaines, qu'il a choisi comme termes de références, car, selon lui, la forme humaine peut s'inscrire dans des formes géométriques parfaites, comme le carré ou le cercle. Cette idée nous explique l'abondance des représentations d'hommes nus debout à l'intérieur des figures géométriques qui illustrent les traités d'architecture ou d'esthétique du XVIe ou du XVIIe s. Le célèbre dessin de Léonard (l'Homme de Vitruve, Venise, Accad.) donne l'image la plus frappante et la plus belle, surtout, d'une représentation qui, chez Vitruve, reste assez inesthétique à cause de ses proportions inharmonieuses, comme nous pouvons en juger par la gravure de Cesarino d'après le Vitruve de Côme de 1521 (Paris, B. N.). Lorsque Albrecht Dürer s'inspira en 1501 de Vitruve et de Politien pour sa célèbre gravure de Fortune, il n'arriva pas à un résultat esthétiquement plus satisfaisant que Cesarino. La théorie des proportions ne conditionne donc pas la représentation de la beauté.

   Après 1507, Dürer, abandonnant l'idée d'enfermer le corps dans un schéma géométrique, déduit ses proportions d'après nature en choisissant un élément du corps (la tête) pour terme de référence idéale, de mesure pour tous les autres éléments du corps. Comme il le confesse lui-même, ce système ne permet donc pas de décider d'un modèle de perfection absolue dans la représentation de la forme humaine. Mais, en revanche, il repose sur le principe que les formes belles sont dépendantes entre elles à la manière des statues grecques et de l'architecture. C'est beaucoup par le biais des réflexions sur l'architecture que cette idée s'est, en effet, imposée. Ainsi, pour Michel-Ange, qui croit à la dépendance des formes entre elles, toutes les parties doivent être soigneusement étudiées en fonction du tout, comme dans un édifice : son système de proportions s'inspire aussi, d'ailleurs, de l'antique et probablement des notes de Pline sur le Polyclète, comme on peut le voir d'après un dessin coté de Windsor. Michel-Ange ajoute donc à la réflexion sur la théorie des proportions l'idée grecque de la beauté absolue du corps humain, dont la nudité, selon lui, peut exprimer les idées les plus sublimes.

   On voit de quelle manière la conception du nu à la Renaissance se rattache à l'antique, qui, d'ailleurs, à cette époque, de mieux en mieux connu grâce aux fouilles, va fournir un répertoire de motifs jusqu'ici inaccessibles aux artistes du quattrocento. D'une certaine manière, le nu est un " avatar " du style dit " all'antico ", c'est-à-dire de l'imitation délibérée de l'art antique et de son assimilation par les artistes. La gravure, à cet égard, a joué un rôle de diffusion considérable : par exemple, Marcantonio Raimondi nous permet de juger des modèles les mieux connus alors (Apollon du Belvédère, Vénus accroupie, les Trois Grâces, Ariane). Mais les sarcophages romains, la colonne Trajane fournirent souvent plus de modèles que les statues elles-mêmes : l'alternance des figures nues et des figures vêtues, qui y est habituelle, sera systématiquement copiée. Elle met singulièrement en valeur quelques poses ou attitudes particulièrement significatives, qui, d'ailleurs, remontent presque toujours aux mêmes prototypes. Certains nus ont pu être isolés, comme le nu vu de dos du sarcophage de la Bataille navale de Venise (musée archéologique) ou le guerrier casqué du Sarcophage des amazones (Vatican). Presque toujours ils expriment le mouvement et la violence : les peintres de la Renaissance reprendront cette tendance avec d'autant plus d'intensité que ces figures s'inscrivent le plus souvent dans un espace restreint (par exemple dans la Bataille de Constantin). Parfois, cependant, sans rien perdre de leur violence dynamique, les nus sont, au contraire, isolés, comme les peint Michel-Ange dans la Bataille de Cascina.

   Dans tous ces cas, le nu inspiré de l'antique cherche à donner l'illusion du mouvement et de la vie. Il est donc, dans une certaine mesure, proche d'une conception presque réaliste de la forme, qui se traduit par la vérité des poses, l'observation précise des attitudes, l'exactitude de la représentation des membres et des muscles. Cependant, et parfois à partir des mêmes exemples antiques, les artistes de la Renaissance vont développer leurs études dans un sens totalement différent. Ils ne recherchent plus la vérité, et l'étude du mouvement à partir de l'antique devient prétexte à toutes sortes de stylisation, d'exaltation d'une pose, d'une attitude, dans ce qu'elle a de particulièrement rare et d'artificiel. Ainsi, l'artiste peut montrer son savoir-faire : cette recherche de difficulté est, on le sait, un des caractères de la " maniera ".

   Cette tendance, purement formelle, consiste donc à copier le modèle antique en vue d'en tirer un effet stylistique : à cet égard, l'antique connu sous le nom de Lit de Polyclète, qui fut utilisé d'abord dans l'atelier de Ghiberti et qui eut un succès extraordinaire dans l'école de Raphaël (stucs des Loges ) ou dans l'entourage de Michel-Ange, offrit une base privilégiée de narrations aux artistes de la Renaissance. Giulio Romano, dans l'Éducation d'Achille (Londres, N. G.), par exemple, en donne une version brillante, utilisant la torsion du modèle en une attitude d'une extrême sophistication. On pourrait en citer bien d'autres traces chez lui (au palais du Té) et dans le Maniérisme international (Cousin le jeune Fils, Naissance d'Adonis, Princeton, États-Unis, université).

   Perino del Vaga et Polidoro da Caravaggio arrivèrent à une si parfaite connaissance de ce style antique qu'ils le recréeront, semble-t-il, presque spontanément, sans que l'on puisse toujours trouver trace de copies directes des motifs, si ce n'est parfois dans leurs carnets d'études. Cependant, cette impression est peut-être due à notre manque d'informations sur les antiques qui leur étaient alors accessibles : ainsi, on a pu montrer qu'à la loggetta du Vatican l'Olympe intercédant en faveur de Marsyas est directement tiré du plafond d'une ancienne tombe près de la Porta Solaria, que nous connaissons aujourd'hui grâce au Codex Pighianus. La contribution de tous ces artistes ainsi que d'autres de l'école de Raphaël, comme Peruzzi (Farnesina), est de première importance pour le répertoire de la " maniera ".

   Les sarcophages romains du IIe au IVe s. anticipent la " maniera " en proposant quelques traits typiques : l'aplatissement des figures, la simplification de la forme, l'isolement de la figure. On va renchérir sur ces traits pour en tirer le maximum d'expression, comme le fera par exemple Bronzino au chœur de S. Lorenzo. Les aspects les plus excentriques de la sculpture hellénistique ou romaine vont, à ce titre, intéresser. Le livre de croquis d'Amico Aspertini (British Museum) révèle admirablement cet engouement pour ces motifs les plus saugrenus et l'aspect secret, voire terrifiant du monde antique, dont la statuaire classique n'offre qu'un visage apaisé.

   Outre cette source antique, qui à la fois donne des modèles et influence le style, l'expression plastique du nu a, naturellement, été fortement marquée aussi par le développement de la sculpture, généralement tenue au XVIe s. pour supérieure à tous les autres arts, comme l'écrit Cellini dans sa lettre à Varchi du 28 janvier 1546 : " Je maintiens que, de tous les arts plastiques, la sculpture est sept fois le plus grand parce qu'une statue doit avoir huit angles de vision et tous également bons [...]. " Ainsi s'explique pour lui la supériorité de Michel-Ange.

   Cette idée a engendré des possibilités multiples, comme celle de la géométrisation des formes (Rosso ou Pontormo sous l'influence de Donatello) ou celle des jeux cubistes d'un Cambiaso. Mais la thèse inverse, celle de la supériorité de la peinture sur la sculpture, fut également soutenue : ainsi, Giorgione, qui, selon Vasari, peignit " une figure nue vue de dos reflétée de face par une fontaine, de côté par le reflet d'une cuirasse et de côté par un miroir ", illustre en fait la même idée et remplit d'ailleurs le but parfaitement maniériste de " chef-d'œuvre ", synthèse de possibilités diverses d'appréciations et preuve de la virtuosité de l'artiste. Quoi qu'il en soit, l'influence de la sculpture sur la représentation du nu en peinture ne peut être minimisée. C'est en effet grâce à la sculpture que les premiers exemples du nu s'imposèrent : l'un des plus précoces fut le David de Donatello (Florence, Bargello), que Michel-Ange reprit à son tour, unissant l'idée antique de perfection apollinienne à la force encore attentivement dominée, mais présente. L'Adam de la Création de l'Homme à la Sixtine est l'image la plus frappante de la beauté masculine, animée du frémissement physique et spirituel de la vie. La représentation exacte du nu est recherchée avec passion dans nombre d'études préalables, qui analysent en détail toutes les parties du corps.