Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
V

vitrail et peinture (suite)

Les sources du XXe s. : Expressionnisme, Modern Style et Constructivisme

Ce sont 4 architectes — Gaudí (1852-1926), Horta (1861-1947), Guimard (1867-1942) et Mackintosh (1868-1928) — qui apporteront un second souffle au vitrail et lui restitueront son échelle monumentale. L'occasion n'a pas été offerte aux Nabis de connaître dans le vitrail une voie triomphale. On retrouve pourtant l'accentuation des contours, l'opposition des couleurs dans quelques vitres peintes au vernis par Gauguin, dont la mieux conservée est la grande vitre de la villa de Somerset Maugham au Cap-Ferrat. Maurice Denis, plus " néo-toscan " que nabi, rencontrera pour ses vitraux du Raincy une exécutante remarquable, Marguerite Huré.

   C'est en dehors de la France que les grands courants picturaux s'affirmeront jusqu'au didactisme dans une étroite collaboration avec les maîtres verriers. Au Bauhaus, un atelier de vitrail est dirigé d'abord par Klee, ensuite par Albers, qui fait exécuter les travaux de son équipe à l'atelier Kraus à Berlin. Le courant du Stijl donnera, avec Théo Van Doesburg et Sophie Taeuber, l'ensemble, hélas dispersé, de l'Aubette à Strasbourg. Moins rigoureuses furent les tentatives d'un art qui renouait avec des sources populaires, comme ce fut le cas en Pologne pour Jozef Mehoffer, à qui la Suisse fit appel pour les vitraux de la cathédrale de Fribourg. Il en ira de même en Hollande, où Roland Holst, suivi par Joep Nicolas, exploitera avec virtuosité la même veine, alors que J. Toorop conserve sa gracilité. En Allemagne, le courant expressionniste porte des peintres, qui furent tous des enseignants, à rechercher dans l'art du vitrail une démonstration exemplaire. Johann Thorn Prikker, néerlandais de naissance, professeur à Essen et à Munich, atteint souvent à la monumentalité par sa composition et sa facture. Heinrich Campendonk, également originaire des Pays-Bas, professeur à Düsseldorf, puis à Amsterdam, adhère au groupe Der Blaue Reiter ; il exprime fortement les formes par la mise en plomb : les Instruments de la Passion à Sankt Ludger de Münster (1946). Plus rigoureux encore, Ewald Dülberg, professeur à l'Académie de Kassel, est connu par ses vitraux des Vierges sages et des vierges folles (musée de l'Ancienne Douane à Strasbourg). À Cracovie, Stanislaw Wyspianski crée pour l'église des Franciscains (1897-1902) une série de grandes verrières qui, par leur ampleur et leur liberté dans le dessin, dépassent le didactisme des œuvres des professeurs de la Mitteleuropa.

   Les peintres interviennent peu dans les créations du Modern Style, où, avec Tiffany et John Lafarge aux États-Unis, Westlake en Angleterre, Jacques Gruber à Nancy, le vitrail objet s'ouvre aux influences japonisantes, tirant tous les effets des matières utilisées dans les arts du feu. Dans les vingt premières années du siècle, au triste Académisme du vitrail peint s'oppose le développement du vitrail civil, qui bénéficie d'une avance des arts décoratifs sur une architecture encore stagnante ; une exception : l'accord entre un architecte, Robert Mallet-Stevens, et un verrier, Louis Barillet.

Intervention des peintres contemporains. Incitations à l'Art abstrait

Cependant, dès 1919, les Ateliers d'art sacré, animés par Jacques Le Chevallier, amorcent un premier contact avec les peintres. Au Congrès international du vitrail à Paris, en 1937, il est enfin affirmé que " c'est auprès des maîtres de la peinture moderne qu'il faudrait d'abord réhabiliter [cette technique] ". Paraphrase de Cennino Cennini : " S'ils veulent manier eux-mêmes les verres et la grisaille, ils vérifieront les effets qu'ils peuvent en tirer. " Alors qu'Alexandre Cingria manie, dans des compositions d'une rare somptuosité, toutes les ressources du vitrail suisse des XVIe et XVIIe s., l'exposition d'Art sacré moderne au musée des Arts décoratifs de Paris (1938-39) n'offre qu'un échantillonnage très modeste, où apparaissent Maurice Denis, Desvallières, Chagall et un vitrail exécuté par Paul Bony d'après une peinture de Rouault. Mais le pas décisif est franchi en 1939, à l'occasion de l'exposition de vitraux et de tapisseries du Petit Palais, où, à l'initiative de Jean Hebert-Stevens, sont révélées les premières expériences de Bazaine, Bissière, Gromaire, Francis Gruber, Singier, confrontés aux Suisses Cingria et Stocker.

   Dès 1946, sur l'initiative du R. P. Couturier, une expérience est tentée à l'église du plateau d'Assy (Bazaine, Berçot, Brianchon, Chagall et la transposition de Rouault par Bony). Elle manque de cohérence ; mais la voie est ouverte. Manessier, en 1949, dans la modeste église des Bréseux (Doubs), impose une vision de peintre avec 2 vitraux à la fois libres et abstraits. En 1954, pour un salon de musique, dans une ancienne chapelle à Reux (Calvados), l'expressionniste allemand Francis Bott recourt, au contraire, à toutes les ressources de la grisaille, sans altérer toutefois une intense luminosité. Dès 1951, dans une vaste frise, au chœur de l'église d'Audincourt, Léger donne toute la mesure de son maniement des formes ; il atteindra, en 1954, à l'église de Courfaivre en Suisse, à l'étroite cohérence de son dessin et de sa couleur. C'est à la suite de ses expériences de papier découpé que Matisse entreprend, à la chapelle du Rosaire de Vence (1952), un ensemble exemplaire et rigoureux qui exclut toute dissipation. Braque, en 1955, à la chapelle Saint-Dominique de Varengeville, témoigne d'une semblable ascèse. Il atteindra, au contraire, à la somptuosité dans le vitrail de l'église paroissiale du XVe s. de la même commune, œuvre poursuivie par Ubac.

   Ces œuvres, lentement élaborées, auraient dû mettre en garde contre les facilités de récupération, et notamment l'équivoque qui demeure aux yeux du public entre l'art décoratif et l'Art abstrait. En 1959, à l'occasion d'une exposition d'art religieux allemand à Paris, à la gal. Creuze, le R. P. Rapp affirme que " la Non-Figuration s'est introduite en Allemagne par l'intermédiaire du vitrail ". Les grandes réalisations de Dominicus Böhm à Sainte-Marie-Reine de Cologne (1954), celles de son fils Gottfried Böhm à Neuss (1955) maîtrisent des thèmes floraux qui confinent à l'Abstraction. Georg Meistermann, à Saint-Kilian de Schweinfurt (1953), apporte à une même conception son riche passé de peintre. Par contre, Ludwig Schaffrath à Sainte-Angèle de Wipperfurth (1962), Wilhelm Buxhulte à Sainte-Ursule de Cologne (1963) jouent — le premier avec plus de sobriété, le second avec plus de liberté — de toutes les ressources de la mise en plomb. Cette tendance aura d'ailleurs trouvé en France son point de perfection, en 1955, à Notre-Dame-des-Pauvres, à Issy-les-Moulineaux, avec la paroi de verre animée de L. Zak.

   Si toutes ces tentatives rassurent et appellent autour d'elles leurs épigones, l'irruption de deux tempéraments de peintres déconcerte et enchante. À la cathédrale de Metz, les trois grandes verrières figuratives de Villon (1957) substituent à la médiocre architecture d'une chapelle latérale du XIXe s. la dimension d'un grand maître, alors que, dans une architecture du XIIIe s. du même édifice, en contact avec les maîtres des XVe et XVIe s., Chagall poursuit à ce jour, en toute liberté, sa thématique biblique. En jouant de toutes les ressources de la gravure sur verres doublés et de la peinture sur verre, comme ses prédécesseurs du XVIe s., Chagall rejoint, dans le foisonnement, l'ingénuité de ses œuvres de jeunesse. Il avait trouvé sa monumentalité, dès le début des années 60, avec l'ensemble à thèmes bibliques pour l'université de Jérusalem, exécuté dans les ateliers Simon Marq à Reims. Il affirme sa maîtrise dans la chapelle du chœur de la cathédrale de Reims.

   Deux méditations plus secrètes nourrissent les vitraux de Bissière et de J. Bazaine. Pour Bissière, le " peintre des images sans titre ", avec les vitraux de Cornol (1958) et de Develier dans le Jura bernois, et mieux encore avec les deux roses de la cathédrale de Metz, le recueillement s'exprime par la discrétion des contrepoints, d'une trame très égale, alors que chez Bazaine, à Audincourt, puis à Villeparisis, l'Abstraction est signifiante d'un lyrisme moins contenu. Bazaine, dans le déambulatoire de Saint-Séverin à Paris, soutient, par un apaisement ou par une accentuation de son rythme et de sa gamme chromatique, une évocation tout émotionnelle des sacrements.

   Aux États-Unis, la forte personnalité de Robert Sowers gèle les chances de recherches picturales au profit des jeux élémentaires du verre et du plomb. Sowers excelle dans les compositions à très grande échelle, comme l'immense verrière de l'aéroport Kennedy pour l'American Airlines Terminal (1962). C'est à lui que Saarinen a confié, en 1956, les vitraux de la chapelle de Stephen College à Columbia (Missouri). Cependant, aux États-Unis comme en Europe occidentale, l'architecture en béton s'accommode de l'emploi de la dalle de verre prise dans le ciment. Paul Mariani et Robert Kehlmann expriment les tendances actuelles de l'Abstraction et du pop art. Dans les meilleurs cas, la volonté de l'architecte domine et détermine le rapport des volumes entre le ciment et le verre. Très peu de peintres ont su maîtriser cette technique. Les tentatives les plus heureuses sont celles de Le Moal dans la crypte de l'église d'Audincourt et d'Ubac à Ézy-sur-Eure. Plus ambitieux sont le parti adopté par Manessier pour la chapelle de Hem (Nord) ou l'ensemble, très haut en couleur, d'Arikha pour la synagogue de B'nai Israel (Rhode Island, États-Unis). On retiendra l'effort de sobriété de J.-L. Perrot à Sainte-Jeanne-d'Arc de Belfort, de Joseph Mikl à l'église du Parc de Salzbourg (Autriche).

   L'incitation à engager les peintres les plus représentatifs de notre temps à s'exprimer dans l'art du vitrail se maintient au travers d'expositions comme celle de Strasbourg en 1965, de Chartres en 1968, du palais de Chaillot à Paris en 1969 : Poliakoff, Vieira da Silva, Lapicque, Magnelli, Singier, Sima y présentent des essais. Vieira da Silva et Sima poursuivent ces recherches à Saint-Jacques de Reims. Jean Le Moal compose la rose de la cathédrale de Saint-Malo. À Noirlac, Jean-Pierre Raynaud retrouve l'échelle du vitrail cistercien. En Grande-Bretagne, à la nouvelle cathédrale de Coventry, les vitraux de Keith New et de Geoffrey Clarke n'échappent pas à une certaine convention, alors que les verrières de John Piper (1955-1962) relèvent du Néo-Expressionnisme.

   Henri Focillon écrivait (Art d'Occident) : " Dans l'histoire de la peinture, il n'y a sans doute rien de plus grand et de plus étrange que cette forme translucide de la peinture monumentale, le vitrail. "