Simon (Claude) (suite)
« Portrait d'une mémoire »
Chacun des romans de Simon donne à lire une cartographie différente de la même mémoire, transformée et actualisée par le travail de la langue. D'un livre à l'autre, il convoque archives et souvenirs de famille, souvenirs personnels, souvenirs de souvenirs, souvenirs de la lecture et de l'écriture d'autres livres, pour faire et refaire l'inventaire d'un matériau autobiographique résistant que ces reprises, corrections, réécritures n'épuisent jamais, tant est grande l'exigence critique du romancier et aiguë sa conscience de la transformation des souvenirs au fil du temps.
Celui dont la première ambition était d'être peintre considère le regard, un regard « avide », comme le sens privilégié de la mémoire. Des références artistiques extrêmement riches et diverses nourrissent dans ses romans des descriptions si méticuleuses qu'elles révèlent l'« aspect inconnu vaguement effrayant » que prend le réel visible dès lors qu'on le regarde vraiment. L'écriture de Simon, toute entière attachée à la « surface des choses », restitue celles-ci dans leur évidence et leur caractère énigmatique.
La référence à la peinture a aussi pour fonction de contrer la nécessaire linéarité du langage : « J'écris mes livres comme on ferait un tableau. Tout tableau est d'abord une composition. » En effet, tout le « magma d'émotions, de souvenirs, d'images » se présente en même temps à la conscience, et la phrase simonienne rend sensible cet afflux : longue, sinueuse, englobante, insistante, proliférante, elle charrie une multitude de sensations et de détails ; truffée d'incises, de parenthèses, d'ajouts, de corrections, de digressions, indéfiniment reprise et recommencée, rarement balisée par les marques habituelles (liaisons absentes, ponctuation lacunaire, participe présent qui efface les repères temporels), elle est animée par le désir, qui lui confère sa force poignante et lyrique, de transcrire avec exactitude les mouvements de la conscience.
Refusant les principes du roman traditionnel qui organise la succession des événements comme un enchaînement de causes et d'effets, l'écriture de Simon s'assigne pourtant pour mission de reconstruire en une structure cohérente la réalité présentée comme chaotique. Les « transports de sens » engendrés par les jeux sur les signifiants, les métaphores et les comparaisons, restituent les connexions, le « réseau de correspondances », qui constituent la structure de toute mémoire. Chaque roman fait en outre l'objet d'un montage rigoureux qui tente inlassablement de conférer un sens aux innombrables « tableaux détachés » composant la fresque complexe et lacunaire, subjective et universelle, de la mémoire.