Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Tibet (suite)

La période intermédiaire (IXeXe s.)

Selon la tradition, l'assassinat de Glang-dar-ma (empereur hostile au bouddhisme) en 842, par un moine bouddhiste tibétain marque la fin de l'empire tibétain ancien et, symboliquement, de la période ancienne en littérature. Pendant environ deux siècles, jusqu'à l'arrivée du grand maître indien Atisa au Tibet en 1042, le Tibet central connaît un véritable déclin politique, religieux et moral. Politiquement, on assiste à la partition du pays. La persécution du bouddhisme est violente, les temples sont détruits et ravagés, les moines dispersés. Ces destructions épargnent l'est et l'ouest du Tibet, où certains religieux (laïcs et ordonnés) se réfugient et constituent des communautés religieuses ; ils auront un rôle majeur au moment de la renaissance du Tibet au XIe s. Nous ne possédons aucune source écrite remontant à cette période de chaos. Un hiatus littéraire de presque deux siècles rend sa connaissance très problématique.

La littérature classique (XIeXIXe s.)

La renaissance religieuse, culturelle et politique du Tibet pendant la deuxième période de diffusion du bouddhisme (phyi-dar, XIe-XIXe s.) débute symboliquement avec deux voyages importants : le voyage en Inde du grand traducteur Rin-chen bzang-po (958-1055), qui part à la recherche des traditions et des textes originaux du bouddhisme, et l'arrivée au Tibet du grand maître indien Atisa en 1042. À côté de son enseignement, il entreprend un travail énorme de traduction et de compilation littéraires. Après les désordres des siècles précédents, la vie politique et religieuse doit être réorganisée au Tibet central. Les monastères sont reconstruits et repeuplés et une importante activité de traduction de textes bouddhistes est organisée. Elle culminera, au XIIIe s., dans la compilation du canon du bouddhisme tibétain réalisée par Bu-ston rin-po-che (1290-1364), dont diverses éditions renouvelées, manuscrites et xylographiques, seront compilées et éditées aux siècles suivants. Un facteur majeur contribuant à la renaissance du Tibet au XIe  s. consiste en la constitution des lignées religieuses qui s'organisent autour d'importants réseaux monastiques (Zha-lu, fondé en 1027 ; Rwa-sgreng, 1057 ; Sa-skya, 1073). Certaines lignées acquièrent des rôles économiques, politiques et culturaux très importants, et les monastères deviennent les centres de la vie. Pour ce qui est de la vie littéraire, jusqu'au XXe s., les imprimeries et les grandes bibliothèques tibétaines se trouvent dans les monastères et les religieux, détenteurs et agents privilégiés du savoir, constituent la presque-totalité de l'élite alphabétisée. C'est pourquoi, pendant la période classique, la littérature tibétaine devient indissociable de la religion, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle se voue uniquement à une sorte de scolastique de textes doctrinaux. La religion représente la source d'inspiration et la toile de fond d'une littérature qui se veut didactique et édifiante. La littérature (orale et écrite) constitue le moyen privilégié de vulgarisation de la doctrine. Ni les textes scientifiques et techniques (médecine, astrologie, arts), ni les genres plus laïques (historiques ou géographique) n'échappent à cette orientation religieuse du savoir. À partir du XIIIe s., une véritable relecture et réécriture rétrospective de l'histoire politique, culturelle et littéraire du Tibet dans un sens bouddhiste commence à s'opérer. L'histoire de la civilisation tibétaine devient alors l'histoire de la naissance et de la diffusion du Dharma. Une très grande partie des sources littéraires tibétaines accessibles en Occident et étudiées jusqu'à présent appartenant à la période classique, leur publication a considérablement influencé l'image que les spécialistes se sont faite de la littérature tibétaine. Pendant la deuxième période de diffusion du bouddhisme, le prestige religieux et culturel tibétain est grand et se diffuse hors des frontières tibétaines. Pour divers peuples d'Asie centrale, le tibétain classique devient la langue de la culture, son prestige étant comparable à celui du latin dans l'Europe médiévale. En littérature, de nombreux genres littéraires nouveaux (qui deviendront les genres classiques par la suite) voient le jour. On notera la prédilection des Tibétains pour la poésie au détriment de la prose, une très grande partie de la production littéraire tibétaine étant en vers. Un changement métrique important s'opère dans la poésie tibétaine pendant la période classique, le pied trochée remplaçant le dactyle. Un style littéraire très utilisé dans tous les genres de la littérature tibétaine consiste en l'alternance, dans un même texte, de prose (pour les narrations et les descriptions) et de poésie (pour les dires des personnages). La structure des textes classique tibétains varie par rapport à la diversité des genres, mais un format de base revient souvent. Il comporte la page de titre, l'invocation au maître, le texte proprement dit et le colophon (à la fin) qui détaille le nom de l'auteur (voire, commanditaire ou scribe), le lieu et la date de rédaction. C'est seulement dans les années 1950 que les livres en format moderne occidental se diffusent au Pays des neiges. Les livres traditionnels (dpe-cha) rectangulaires sont composés de feuilles non reliées écrites à la main (manuscrits) ou ronéotypées. L'impression sur planches de bois gravées est introduite de Chine vers la fin du XIe s.

Les genres littéraires tibétains classiques

La littérature historiographique

De nombreux genres de la littérature tibétaine classique traitent de sujets historiques, mais c'est le genre du chos-'byung (litt. « apparition de la doctrine ») qui se répand d'une manière importante pendant la deuxième période de diffusion du bouddhisme. L'histoire envisagée dans les chos-'byung est celle du bouddhisme dans son pays d'origine et de sa diffusion tant au Tibet que dans les pays voisins (Chine et Mongolie). La narration des faits historiques suit un plan constant qui retrace l'histoire du Tibet depuis ses origines jusqu'aux événements les plus récents par rapport à l'auteur. Les chos-'byung sont des ouvrages historiques d'une grande envergure. D'une part, ils sont conçus comme des textes complexes et composés (constitués de parties diverses qui peuvent être autonomes : textes dynastiques, chronologies, généalogies, annales monastiques, biographies, etc.). D'autre part (en tant qu'exposés d'ensembles et aperçus globaux de sources diverses réunies en un tout cohérent), ils montrent une nature synthétique. Dans la deuxième période de diffusion du bouddhisme, le modèle historiographique du chos-'byung s'impose à d'autres genres historiques de la littérature classique tibétaine, tels que les rgyal-rabs (généalogies royales) ou les deb-ther (annales). Il est alors difficile d'établir la différence formelle entre des textes qui, sous diverses dénominations typologiques, présentent une vision et un traitement identiques de l'histoire tibétaine. L'une des œuvres historiographiques les plus anciennes de la période classique est le sBa bzhed (les Dires de sBa, sBa-gsal-snang étant un ministre de l'époque ancienne). On possède diverses versions de ce texte, dont les plus anciennes pourraient remonter au Xe s. Des ouvrages importants ont été retrouvés dans les années 1980, dont Histoire du Dharma : le Cœur de la fleur, écrit par Nyang-ral nyi-ma 'od-zer (1124-1192). Ce texte donne des informations intéressantes sur l'histoire ancienne du Tibet. Parmi les ouvrages les plus célèbres, on citera Le miroir qui éclaire les généalogies royales, écrit en 1373 par bSod-nams rgyal-mtshan ; les Annales bleues, (1476-1478), par 'Gos-lo-tsa-ba gzhon-nu-dpal ; le Festin des savants (1564), par dPa'-bo gtsug-lag phreng-ba ; l'Histoire du Tibet : le Chant de la reine du printemps 1643), par le Ve dalaï-lama, etc.

Récits de vie et chants mystiques

Le mot tibétain rnam-thar (abréviation de rnam-par thar-pa) signifie « libération complète », à savoir la libération du cycle des naissances selon la philosophie bouddhiste. En littérature, ce même mot désigne un genre littéraire qui inclut divers types de récits de vie : les autobiographies (dites aussi rang-rnam) et les biographies « externes » (phyi'i rnam-thar), « internes » (nang gi rnam-thar) et « secrètes » (gsang-ba'i rnam-thar) correspondant aux trois niveaux de l'expérience existentielle (concrète, spirituelle ou mystique). La racine religieuse du terme rnam-thar suggère l'orientation religieuse du genre littéraire. Le rnam-thar consiste en la description des actes, des paroles et des expériences mystiques d'un maître avancé sur la voie de l'éveil. Le récit de sa vie se veut exemplaire et édifiant pour les fidèles. La mise en valeur de l'individualité du maître ne constitue point l'intérêt d'un rnam-thar. C'est plutôt le « modèle » de sainteté qu'il incarne qui est intéressant. Les rnam-thar de la période classique narrent les vies des grands hommes. Les rnam-thar des gens ordinaires, s'ils existent, ne nous sont pas parvenus. Ceux des laïcs sont rares, ceux des maîtres religieux sont innombrables. Parfois, l'identification de l'auteur d'un rnam-thar – et, par conséquent, la distinction entre une biographie et une autobiographie – s'avère problématique. Cela est dû au fait que, dans la tradition tibétaine, la transmission orale est privilégiée. Le maître parle à ses disciples. Sollicité par son entourage, il raconte sa vie exemplaire et ses disciples annotent sa parole. Sur la base des notes prises du vivant du maître et des dires rapportés par les disciples qui l'ont connu, une vaste tradition de versions diverses de récits oraux et écrits de sa vie se développe. Parfois, la version soi-disant définitive du rnam-thar d'un maître n'est réalisée que quelques siècles après son départ. Les rnam-thar les plus anciens actuellement disponibles remontent au XIe s., comme celui du traducteur Rin-chen bzang-po (958-1055). Les récits de vie de Mar-pa (1012-1097), de Mi-la ras-pa (1040-1123), de Brug-pa kun-legs (1455-1529) et de Zhabs-dkar (1781-1851) comptent parmi les chefs-d'œuvre du genre. La renommée de ces maîtres est particulièrement liée à la beauté de leur chants mystiques de type mgur, qui s'apparentent aux chants tantriques indiens de type doha. Ces mgur (chantés à la première personne) sont incorporés dans leur rnam-thar et entrecoupent la narration en prose (à la troisième personne). Les mgur, tout comme les rnam-thar, sont liés d'une façon importante à l'idée d'évoquer un modèle spirituel à suivre, l'un à travers des « chants de vie », l'autre à travers des « récits de vie ». La tradition des chants au Tibet est extrêmement riche et diverse, les mgur ne constituant qu'un genre parmi d'autres types de chants plus populaires (glu, gzhas, etc.).