Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Chine (suite)

Le genre court : de l'imitation à la création

Sous les Song, une catégorie de conteurs s'était distinguée en narrant en une seule séance des historiettes qui reçurent le nom de xiaoshuo. Leur passage à l'écrit obligea les éditeurs compilateurs et plus tard les imitateurs à les présenter sous forme de recueils plus ou moins volumineux. Le premier de ce type, Contes de la Montagne sereine ou Qingping shan tang huaben, date des années 1550. Il devait proposer au départ un total de 60 contes datant des Song et des Yuan (1279-1368). Onze des 27 contes subsistants se retrouvent dans trois collections que Feng Menglong (1574-1645) fit paraître à Suzhou et à Nankin entre 1620 et 1627, les San Yan ou Trois Propos (120 contes). Source d'une vogue qui ne devait s'essouffler qu'un peu moins d'un siècle plus tard, ce bel ensemble reprend les contes anciens encore disponibles et propose des nouveautés écrites dans leur esprit. Sous couvert d'illustrer les préceptes confucéens et de travailler à l'édification morale de l'époque, ils abordent des problèmes plus actuels en phase avec un public composé de lettrés et de marchands. On y voit défiler la société des Ming, du petit colporteur qui parvient à épouser la plus courtisée des prostituées (« Le vendeur d'huile conquiert Reine de beauté ») à l'immortel taoïste en passant par un empereur dépravé (« Les débauches du prince Hailing »), des mandarins admirables de dévouement ou peu recommandables, de pauvres étudiants en prise avec le système des concours mandarinaux, des marchands qui rencontrent la fortune, d'autres qui séduisent les femmes esseulées, et bien d'autres encore qui illustrent à leur manière l'extraordinaire. C'est justement sous cet emblème que Ling Mengchu (1580-1644) plaça les deux collections (80 contes) qu'il publia dans la foulée de celles de Feng, les Pai'an jingqi ou Frapper la table d'étonnement en s'écriant : « Extraordinaire ! ». Il y met plus de lui-même en créant l'ensemble sans avoir toujours recours à des sources littéraires. D'autres collections verront le jour avant la chute des Ming, mais aucune ne toucha les esprits aussi fortement que celles-ci, dont on retrouve l'essentiel (40 contes) dans une anthologie qui en assurera la postérité, le Jingu qiguan ou Spectacles curieux d'hier et d'aujourd'hui (vers 1635). Mais bientôt les goûts évoluent et ce sont des recueils de dimension plus modeste, mais mieux organisés autour d'une thématique, qui voient le jour. L'érotisme s'affiche plus clairement, avec ses différentes variantes. Le recueil le plus influent est le Huanxi yuanjia (Amours et rancunes), base d'un grand nombre de romans coquins. La chute de Ming ne mettra pas un terme à la vogue du conte en langue vulgaire, qui verra paraître quelques créations de grande qualité après 1644, telles les Comédies silencieuses de Li Yu (1611-1680). Ce dernier contribue à faire évoluer le genre avec Shi'er lou (Douze Pavillons), recueil de douze récits divisés en chapitres, sorte de mini-romans dans lesquels il explore avec ironie le répertoire le plus prisé du public de ce début de dynastie, le caizi jiaren xiaoshuo ou « roman du génie et de la beauté ». Il ne faut d'ordinaire guère plus de 24 chapitres à des auteurs prolixes pour narrer les amours un temps contrariés d'un jeune puits de sciences avec une, voire plusieurs jeunes filles de bonne famille. Il n'empêche que, sous des couverts légers et peu créatifs, ces romans fort proches dans leur esprit des pièces de théâtre à la mode offraient, curieusement, une certaine vision de l'émancipation de la femme. C'est l'un d'eux, le Haoqiu zhuan ou Choix bienheureux, qui sera le premier roman chinois traduit en langue occidentale (1761). C'est, dit-on, à partir de lui que Goethe aurait tiré la conclusion que les Chinois « pensent et sentent comme nous ».

   La lecture du roman érotique, lequel fleurit à la fin des Ming et résista à toutes les vagues de proscription sous les Qing, ne remet pas en question cette conclusion. Dues à des lettrés en rupture ou à de vils tâcherons, ces œuvres fournissent non seulement des indications sur l'ars erotica chinois, souvent teinté de pratiques taoïstes, mais procurent aussi des lumières sur les relations entre les sexes à un tournant de l'histoire de la Chine impériale. Si le Moine mèche de lampe les traite sur le mode du fantastique humoristique, d'autres les abordent dans le cadre des débauches des puissants, tel Nuages et pluie au palais des Han ou encore les Écarts du prince Hailing. Le plus célèbre roman érotique chinois, Chair, tapis de prière (vers 1657) de Li Yu, semble fournir une lecture ironique de ce genre. Du reste, il en cite trois des plus remarquables représentants : Histoire hétérodoxe d'un lit brodé, attribué à Lü Tiancheng (1580-1618) ; Vie d'une amoureuse, qui permet à l'intrépide héroïne de narrer ses frasques à la première personne ; Biographie du prince Idoine, qui entraîne le lecteur dans la chambre à coucher de l'impératrice Wu Zetian (625-705). La redécouverte du monumental Gu wan yan, manuscrit inédit, montre que l'érotisme chinois peut se conjuguer sur la longueur. Mais, pour beaucoup, le xiaoshuo en langue vulgaire digne d'admiration est ailleurs.

Le genre long : la majesté du vil

Sous les Song, les conteurs spécialisés dans les cycles narratifs, qui allaient déboucher plus tard sur la production de roman-fleuve, redoutaient la concurrence des conteurs d'anecdotes. Ceux-ci étaient en effet capables de camper un monde en une séance alors qu'il leur en fallait plusieurs dizaines pour parvenir au même but. Cette option les avait conduits à développer un mode narratif dont le maître mot était la fidélisation du public. Leur legs offrait à des lettrés une matière encore plus digne d'intérêt, d'autant que sa profusion nécessitait le recul et la maîtrise de la composition. Après ce qu'on pourrait qualifier de tâtonnement à une époque, celle des Yuan, où le genre n'a pas encore vraiment trouvé ses marques, on vit assez rapidement apparaître des œuvres particulièrement abouties. Quatre d'entre elles l'emportent largement. La fin des Ming les distingua d'une appellation aussi ironique que percutante : les Quatre Livres extraordinaires (Si da qishu) en référence aux quatre livres de base de la culture confucéenne. Ils fournissent le modèle jamais dépassé des quatre genres majeurs du roman-fleuve chinois : le roman historique avec le Roman des Trois Royaumes de Luo Guanzhong (vers 1330-v. 1400), qui livre une amplification de la Chronique des Trois Royaumes de Chen Shou (233-297) dans un chinois classique élégamment vulgarisé ; le roman fantastique avec la Pérégrination vers l'Ouest, fresque riche en couleurs, attribuée à Wu Cheng'en (vers 1506-1582) et mettant en scène le pèlerinage aux sources du bouddhisme de quatre pèlerins hors du commun ; le roman de cape et d'épée avec Au bord de l'eau, qui organise une abondante matière brodée à partir de la relation d'une rébellion et dont la réalisation reviendrait en commun à Shi Nai'an (1296-1370) et à Luo Guanzhong ; le roman de mœurs avec Fleur en fiole d'or qui, à partir d'épisodes empruntés à Au bord de l'eau, narre la vie quotidienne et sexuelle d'un marchand afin de dénoncer plus en profondeur les tendances néfastes du système mandarinal. Ces ouvrages seront tous défendus par des commentaires à la hauteur de leur génie et susciteront bien des suites. Un cinquième monument viendra, sous le règne des Mandchous, rejoindre ce corpus. C'est le Rêve dans le pavillon rouge, œuvre de Cao Xueqin (1715 ?-1763), qui dégage un pouvoir de fascination sans égal et octroie au genre ses lettres de noblesse. D'autres romans d'ampleur vont également marquer l'histoire du genre, mais aucun ne pourra atteindre à la même notoriété et aucun ne présente autant de qualités. Ils méritent néanmoins d'être signalés. Ainsi, la Chronique indiscrète des mandarins de Wu Jingzi (1701-1754) passe pour être le premier roman de création pure et propose dans une suite d'épisodes et d'anecdotes, souvent pris sur le vif, un portrait à charge du monde des lettrés-fonctionnaires et un tableau saisissant des ravages imputables à son soubassement, le système des concours mandarinaux. Destinées des fleurs dans le miroir (Jinghua yuan) en 100 chapitres, de Li Ruzhen (1763-1830), est une féroce satire sociale d'un genre nouveau, qui combine avec une grande liberté l'esprit encyclopédiste cher aux lettrés de l'époque avec l'humour et la verve d'un Xiyouji. Ce voyage initiatique à travers 31 pays imaginaires, où les caractéristiques physiques des habitants révèlent leurs qualités morales, fait irrésistiblement penser aux Voyages de Gulliver. Dans le même esprit, citons les Propos d'un vieux sauvage, où Xia Jingqu (1705-1787) prône une restauration du confucianisme en mettant en scène un polygame à la fois fort de ses prérogatives masculines et respectueux de l'harmonie entre les sexes. Mais c'est le roman de chevalerie, ou « wuxia xiaoshuo », qui retient l'intérêt du public le plus vaste à la fin des Qing. Ses héros sont des redresseurs de torts et des justiciers ; ses intrigues sont stéréotypées, et ses personnages, très marqués par le théâtre, sans nuance. Un des plus célèbres, Trois Redresseurs de torts et cinq justiciers (Sanxia wuyi), date de 1879. Yu Yue (1821-1907) le remania vingt ans plus tard (Qixia wuyi). Il s'agit d'une affaire judiciaire remettant au goût du jour la clairvoyance et l'impartialité du bon juge Bao (999-1062), si souvent illustré dans le roman comme au théâtre. La période vit également l'apparition de romans, parfois fort longs, dus à des écrivains journalistes et dressant un tableau détaillé et accusateur de la société à l'heure du déclin. Point de mire de cette génération qui continue de chevaucher des modes narratifs anciens en les pliant au rythme moderne du feuilleton : la corruption et l'avidité de la société mandarinale, en vedette autant chez Li Baojia (1867-1906), avec les 60 chapitres de sa Mise à nue du monde des mandarins, que chez Wu Woyao (alias Wu Jianren, 1866-1919), auteur d'une vingtaine de romans populaires dont le monumental Phénomènes remarquables observés durant ces vingt dernières années, en 108 épisodes très autobiographiques. Très lié avec le milieu réformiste de la fin du XIXe siècle, Zeng Pu (1872-1935) livre son roman « dénonciateur » sous le titre de Fleur sur l'océan de péchés au début d'une nouvelle ère. Bientôt l'influence de la littérature étrangère va se faire sentir. Elle est de mieux en mieux connue et appréciée grâce à des traductions, d'abord en langue classique avec Lin Shu (1852-1924) puis en langue vulgaire quand celle-ci l'emportera enfin pour devenir le support d'une nouvelle littérature. Le dernier véritable chef-d'œuvre du roman en langue vulgaire de la Chine impériale est sans doute celui dans lequel Liu E (1857-1909) – autodidacte passionné, très tôt réfractaire à la voie des concours, et qui fut tour à tour médecin et marchand – nourrit encore l'espoir d'un rétablissement. Pérégrinations d'un clochard n'est un modeste roman que dans sa forme réduite à vingt chapitres. Il constitue le chant du cygne d'une aventure créatrice dont l'importance et le legs n'ont pas encore été entièrement reconnus.