Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XIXe siécle) (suite)

L'esthétique romantique

Continûment élaborée – au-delà des noms d'écoles et de la notion même de « romantisme » – pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et tout le XIXe, l'esthétique romantique s'identifie largement à la mise en place d'une nouvelle « modernité » propre à redéfinir, sur un mode perçu dès le départ comme problématique et critique, les statuts du sujet et de l'œuvre d'art. La constitution de l'esthétique romantique repose sur le constat d'une fracture fondatrice entre les signes et les choses, et d'une perte de l'immédiateté dans le langage et dans les arts (c'est le sens de l'opposition établie par Schiller entre « naïf » et « sentimental »). De cette perte de la relation à l'origine résultent aussi bien un sens aigu de l'inscription historique, perçue contradictoirement comme processus de dégradation (vers Rousseau) et perspective d'un progrès réconciliateur, que le souci de renouer ce lien rompu. Les recherches sur les origines des langues et les étymologies, de Fabre d'Olivet à Mallarmé, relèvent de ce souci. De même le recours aux mythes, attesté par la plupart des écrivains des périodes romantique (même si Stendhal ou Musset, par exemple, y échappent tout à fait) et symboliste, manifeste qu'il n'est de construction possible d'un sens que dans la réexposition de la fable des origines, mais que cette fable ne peut se constituer, bien au-delà de toute nostalgie rétrospective, que selon les formes du présent.

   En ce sens, l'œuvre littéraire a une fonction idéalement performative, mais elle est aussi condamnée à une ouverture ou une extension indéfinie (vers Hugo, Balzac) – voire à l'inachèvement (Stendhal, Lamartine, Hugo toujours). Corrélativement, l'œuvre ne peut paradoxalement renouer le lien perdu avec l'origine qu'en se retournant réflexivement sur elle-même, en s'interrogeant elle-même comme processus poétique et historique. Par cette distance critique elle se donne comme représentation ironique et complexe, constat d'un écart à la fois tragique et fécond entre la représentation et son objet, dont le romantisme « frénétique » (Nodier, Borel, Gautier) proposa une illustration exemplaire dans les années 1820-1830 : écart existentiel d'une non-coïncidence à la fois douloureuse et bouffonne à soi-même, écart esthétique d'une représentation en proie aux monstres de l'imagination et qui n'a d'autre choix que les constructions artificielles de la fantaisie (vers Baudelaire, Nerval).

   La référence à la nature, à peu près constante dans la littérature romantique, révèle au-delà de l'importance thématique une dualité définitoire quant au statut esthétique des œuvres. La nature envisagée comme totalité organique et dynamique constitue non plus en effet ce qu'il faut imiter (schéma classique d'inspiration aristotélicienne et horacienne), mais ce dont il s'agit de produire l'analogue : l'œuvre envisagée comme un tout organique. Cette visée commande à la fois le souci d'une légitimation épistémologique de l'œuvre (l'œuvre, organisée comme la nature, doit permettre de mieux la connaître) et l'affirmation, qui n'est contradictoire qu'en apparence, de l'autotélie de celle-ci (l'œuvre ne renvoie qu'à elle-même).

   L'organicité de l'œuvre, qui suppose une représentation énergétique plutôt que mimétique, se révèle à travers une poétique de la violence et du conflit, propre à porter les enjeux politiques et idéologiques de l'art (ainsi le romantisme élabora-t-il une véritable mythologie de la rupture esthétique, dont le classicisme fit les frais). Le thème de la révolte, repris de Byron, nourrit toute une problématique du personnage comme énergie pure, individualité autonome et réfractaire aux lois (vers Stendhal, Balzac, Hugo), dont le modèle apparaît à travers toute une galerie de mythes esthétiques : aussi bien Dom Juan que Prométhée, Satan, la Sorcière que Caïn. C'est lui encore qu'on retrouve dans l'affirmation aristocratique et agressive du dandysme (vers Balzac, Musset, Gautier, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, qui en fit l'histoire et la théorie).

L'esthétique du réalisme et du naturalisme

Une représentation du réel qui ne soit pas sujétion à l'objet suppose une redéfinition de l'ancienne catégorie du « vraisemblable ». Stendhal, Balzac, Hugo ou Sue avaient mis l'accent sur une recréation des faits observés par l'imagination de l'écrivain. C'est à la présence manifeste – démiurgique ou ironique (ou les deux) – de celui-ci que les auteurs réalistes et naturalistes opposent une conception fondée sur l'effacement apparent de l'auteur. Ils proposent ainsi contre les modèles du réalisme romantique une représentation qui laisserait le monde social apparaître dans sa matérialité et ses mécanismes – monde prosaïque débarrassé des artifices de l'intrigue (vers Maupassant, « Préface sur le roman ») comme de la surimpression d'un discours d'accompagnement (vers correspondance Sand-Flaubert). En cela, le vraisemblable échappe aux critères de moralité ou d'immoralité de l'art (telles furent les défenses de Baudelaire et de Flaubert à leurs procès), pour tenter de manifester de manière aussi neutre que possible (vers la théorie de l' « écran naturaliste » chez Zola) la lisibilité intrinsèque du réel.

   Cette réorientation du projet de représentation suppose une motivation accrue. C'est à quoi répond le recours aux documents, garants de la conformité du vraisemblable de la fiction à la réalité des faits. Les documents mettent au cœur de la création littéraire (romanesque principalement) une méthode rationnelle inspirée du positivisme (A. Comte, É. Littré), qui traite tous les éléments (humains, sociaux, matériels, idéologiques) en matériau à ordonner (vers les Goncourt, Flaubert, Zola). D'où la nécessité d'un travail préparatoire qui érige l'artiste en un professionnel sérieux et crédible, immergé comme tel dans le monde social qu'il révélait à lui-même. Cette image apparaît toutefois largement mythologique : elle gomme la primauté de la visée esthétique révélée par les travaux préparatoires mêmes d'un Flaubert ou d'un Zola, et l'autonomisation tendancielle d'une écriture qui ferait de l'œuvre un monde portant en soi seul sa fin et sa justification (Flaubert). En cela l'esthétique réaliste et naturaliste constitue plutôt un programme poétique cohérent qu'une rupture en profondeur avec l'esthétique romantique.

   Une avancée effective, en revanche, est l'extension de la représentation à de nouveaux objets, issus du monde industriel : peuple ouvrier, foules, filles – tous thèmes confrontant des auteurs (et des lecteurs) rationalistes et bourgeois à dire et à lire une forme d'altérité sociale et linguistique dont la littérature s'était peu préoccupée jusqu'alors. Zola, Flaubert, Huysmans rejoignent à cet égard les préoccupations poétiques et spéculatives d'un Mallarmé.

L'esthétique symboliste

Le symbolisme apparaît sur le devant de la scène littéraire dans les années 1880, le « Manifeste » de Moréas (1886) étant considéré comme l'acte de naissance d'un courant qui s'affirmait déjà dans certains cafés (Le Chat noir), et dans des revues comme Lutèce, la Nouvelle Rive gauche, la Revue wagnérienne, la Vogue (et, en Belgique, la Wallonie, la Jeune Belgique), pour ne citer que quelques-unes des nombreuses feuilles qui parurent et disparurent en liaison avec ce mouvement. Plutôt qu'une esthétique nouvelle, le symbolisme constitue en fait une réactualisation poétique et théorique des thèmes de l'idéalisme allemand (Schelling, Hegel), du romantisme anglais (Swinburne) et des courants théosophiques (Baudelaire, qui avait lu Coleridge et Poe, en fut le grand intercesseur et la référence fondatrice). Cet idéalisme, toutefois, est marqué par un pessimisme d'inspiration schopenhauerienne dont la défaite de 1870 a favorisé la diffusion, et dont l'horizon de dégénérescence (attesté par la sensibilité « décadente » qui précède de peu l'affirmation du symbolisme) s'oppose à celui du romantisme. Il n'y a cependant pas d'unité de la réflexion esthétique du symbolisme : la définition du symbole reste flottante ; G. Vanor (Art symboliste) orientait cette réflexion vers l'ésotérisme, C. Morice vers le mysticisme, R. de Gourmont vers l'idéalisme allemand. Ce sont en fait surtout les références artistiques communes (Baudelaire, Verlaine, Huysmans avec À rebours) et la parole fondatrice de quelques maîtres (Villiers de L'Isle-Adam et surtout Mallarmé) qui constituent, au-delà même des thèmes, un axe fédérateur. De même, le symbolisme est le creuset d'une intense expérimentation formelle : « instrumentalisme » (Ghil), monologue intérieur (Dujardin), vers libre (G. Kahn, F. Viélé-Griffin) attestent la continuité avec ce mouvement des avant-gardes qui lui succéderont et le balaieront au début du XXe siècle.