Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
S

Steinbeck (John)

Romancier américain (Salinas, Californie, 1902 – New York 1968).

Pour faire ses études universitaires à Stanford, il exerce divers métiers, où il trouvera la matière de ses livres. Son inspiration est à la fois réaliste et régionaliste, tournée d'abord vers la perception des implications quotidiennes des problèmes économiques et sociaux. Elle n'exclut pas une veine plus fade et romantique, mêlée de lyrisme et de panthéisme, manifeste dans la Coupe d'or (1929), les Pâturages du ciel (1932), À un Dieu inconnu (1933). La crise des années 1930 donne une pleine actualité au souci réaliste, qui touche même à une tentation socialiste, sans que soit jamais effacée l'évocation de la Californie, la grande vallée de Salinas et l'inévitable retour à l'Ouest. L'écrivain social (Tortilla Flat, évocation des paisanos de Monterey, 1935 ; En un combat douteux, roman prolétarien décrivant la grève et l'action syndicale des ouvriers agricoles de Torgas Valley, 1936) ne se distingue pas de l'homme d'abord attentif à la brutalité des êtres et des choses et à l'époque sordide des bonheurs quotidiens (dans Des souris et des hommes, 1937, le milieu des journaliers agricoles offre la matière à l'évocation de la force physique, de l'amitié entre hommes et de la fatalité de la sexualité, qui conduit au meurtre). Marqué d'un symbolisme fataliste, le roman les Raisins de la colère (1939) montre une famille, les Joad, qui quitte son domaine agricole de l'Oklahoma pour la Californie, où elle ne connaîtra que désillusions. Lorsque disparaît la référence terrienne, une idéologie et une symbolique plus radicales caractérisent les romans de l'après-guerre : dans À l'Est d'Éden (1952), le rappel biblique vient compléter ce projet démonstratif. La crise sociale est perçue comme une crise de culture qui livre chacun à la névrose et suscite la dénonciation du monde moderne dans des essais (Un Américain à New York et à Paris, 1956 ; Mon caniche, l'Amérique et moi, 1962). Le réalisme de Steinbeck tente de saisir la contemporaineté de l'Amérique, par l'alliance d'un primitivisme et d'une symbolique biblique.

Steinberg (Yaakov)

Écrivain israélien de langue yiddish et hébraïque (Bielaïa Tserkov, Ukraine, 1887 – Tel-Aviv 1947).

Il publie à partir de 1903, en hébreu et en yiddish, des poèmes et des nouvelles proches du réalisme poétique, dont les personnages – juifs d'Ukraine ou de Palestine – sont des antihéros, déracinés et complexés, victimes des mutations sociales et des bouleversements économiques. Arrivé en Israël en 1914, il n'écrit plus qu'en hébreu, dans une langue qui se modèle de plus en plus sur celle de la Bible. Son œuvre a été publiée sous forme de recueils de Poèmes (1905, 1923, 1952), d'Essais (1928, 1952) et de Nouvelles (1923).

Stelmakh (Mykhaïlo Afanasievytch)

Écrivain ukrainien (Diakovtsy, auj. région de Vinnytsia, 1912 – Kiev 1983).

Fils de paysan pauvre, instituteur et ethnologue, il publia d'abord des vers exaltant la poésie du labeur quotidien (Bonjour !, 1941), la résistance à l'envahisseur (Prélude au printemps, 1942 ; Vive l'Ukraine libre !, 1944), le travail du kolkhozien et la nature (les Chemins de l'aube, 1948). Déjà auteur de récits paysans (le Jus de bouleau, 1944), il a, dans une suite romanesque où se révèle sa connaissance du folklore, retracé lyriquement l'évolution depuis 1905 des campagnes d'Ukraine (Une grande famille, 1949-1950 ; Sang d'homme n'est point eau, 1957 ; le Pain et le Sel, 1959 ; Vérité et Mensonge, 1961 ; Quand passent les oies-cygnes, 1964).

Stendhal (Henry Beyle, dit)

Écrivain français (Grenoble 1783 – Paris 1842).

On peut aborder Stendhal par ses grands romans, qui ont fondé, avec ceux de Balzac, un mal nommé « réalisme », par ses innombrables écrits personnels (Journal, correspondance, notes, essais) ou encore par une série de livres difficiles à classer : récits de voyage, dissertations sur la musique et la peinture, brochures de polémique politique ou littéraire. Le « beylisme », né vers la fin du XIXe s. de la découverte des écrits personnels, aurait tendance à chercher dans les romans des vérifications ou des prolongements de ce qui a été, préalablement, écrit autrement. Les amateurs des romans ont eu tendance à négliger les écrits personnels : c'était la position de Lanson, qui parlait de « paperasses ». Un jour, l'homme qui avait tant réfléchi, tant éprouvé, et qui avait tant à dire a décidé d'écrire dans la forme du roman. Preuve que les autres langages ne suffisaient plus. Ces romans, cependant, n'auraient pas existé sans ces milliers de pages écrites au fil des années sans direction ni destination claire. Stendhal est donc à lire en entier et, si possible, dans l'ordre rigoureux d'écriture : des premières notations du Journal et des premières lettres à la sœur Pauline aux multiples projets et réalisations de fiction, en passant par toute une série de textes manifestes ou de confidences et en accordant la plus grande importance aux deux tentatives de recompositions du passé que sont, assez tard, les deux autobiographies (Souvenirs d'égotisme, écrits en 1832, publiés en 1892 ; Vie de Henry Brulard, écrite en 1835-1836, publiée en 1890). À la différence de Chateaubriand, de Hugo, de Balzac, jamais Stendhal n'a cherché à organiser ni à présenter son œuvre. Plutôt une espèce de chantier multiforme, portant des traces d'ardeur en certains endroits, déserté souvent, jamais cathédrale ni grand ensemble. Comme, par ailleurs, la lecture, le succès, l'influence sont venus bien tard, après la mort, il n'existe pas de figure solide de Stendhal pour ses contemporains. Stendhal ne nous arrive guère escorté d'un discours présentatif et apparaît ainsi comme un prodigieux révélateur des modes de lecture.

Écrits autobiographiques

La Vie de Henry Brulard donne une importance capitale à la mort (en couches) de la mère lorsque l'enfant Henri Beyle avait 7 ans. Non seulement parce que, de cette mère, l'enfant est dit « amoureux » mais aussi parce que cette absence s'articule à un fantasme de bâtardise qui trouvera place de façon allusive dans la Chartreuse de Parme, avec un Fabrice possible fruit des amours adultérines d'un lieutenant français bonapartiste et d'une merveilleuse aristocrate milanaise. Le père est présenté comme l'image type du petit-bourgeois avare, tyrannique, fermé à toute beauté, à toute générosité et trouvera un pendant caricatural dans le père ennemi des livres de Julien Sorel. La bourgeoisie de Beyle, qu'elle soit grenobloise, comtoise, lorraine, etc., est la bourgeoisie déjà réactionnaire, cléricale, bien différente de la bourgeoisie balzacienne, ouverte et conquérante. Cette bourgeoisie, par un réflexe conservateur qui anticipe sur l'histoire, se veut solidaire de l'aristocratie et des prêtres vaincus par la Révolution. Elle a horreur des philosophes, de ces Lumières qui ont amené la catastrophe (seul le grand-père Gagnon fait lire à l'enfant Voltaire et Rousseau, et il a sur sa table de travail un buste du patriarche de Ferney). Aussi l'enfant réagit-il par la transgression violente, par le sacrilège. Il a raconté ces actes manqués si parfaitement réussis contre ses tyrans domestiques (le couteau tombé par la fenêtre). Il a raconté son explosion de joie calculée à table le jour de l'exécution de Louis XVI. Il a raconté aussi son unique pensée : quitter Grenoble grise, triste, ignoble, n'y jamais revenir. Seules les mathématiques pourraient le tirer de là, mais l'École centrale le déçut. Le projet d'entrer à Polytechnique tourne court. À Paris, où il arrive en 1799, Beyle est hébergé et protégé par son cousin Daru, grand commis du nouveau régime. Il découvre l'univers des administrateurs, des carrières. Il obtient, à 18 ans, d'entrer dans l'armée d'Italie. Le 10 juin 1800, il fait son entrée à Milan, ville appelée à devenir sa patrie de cœur, comme sous-lieutenant de dragons. Il commence à tenir son Journal.

   Ces notations au jour le jour, complétées par les nombreuses lettres à Pauline, donnent une idée très précise de la réaction du jeune Beyle à la France qui se met en place et que découvrent en même temps que lui Mme de Staël et Chateaubriand. Une idée domine : la société française redevient conservatrice parce qu'elle est « restée » (le mot est capital) « monarchiste ». Non pas devenue, ce qui ne mettrait en cause que l'usurpation napoléonienne, mais bien restée : c'est-à-dire que, dans ses profondeurs, la société française demeure dominée par les valeurs et les pratiques du « paraître », de l'amour-propre, de l'ambition, de la courtisanerie. La Révolution, en tant qu'elle a voulu changer profondément les mœurs, a en grande partie échoué. La France est bourgeoise, soumise aux intérêts. Une fois accompli le grand nettoyage nécessaire, une fois réalisé le coup de force indispensable pour assurer la relève du pouvoir, les choses se sont retrouvées en l'état. Dès les premières années du siècle, Beyle (qui rejoint le Chateaubriand de l'Essai sur les révolutions) voit terriblement clair sur ce point. Il n'y a pas eu « trahison » de Napoléon, de la noblesse d'Empire, des Thermidoriens devenus les maîtres de la France. Il y a eu, tout simplement, manifestation de ce qu'était en profondeur cette société qui venait de donner au monde un exemple si magnifique et si illusoire d'héroïsme et d'énergie. Cette France-là, dès lors, est sans intérêt. Comme Chateaubriand, comme Mme de Staël, Beyle voit bien qu'elle est soumise à de nouvelles féodalités ; il voit bien que l'homme de qualité doit s'y sentir en exil ; il voit, aussi, qu'une nouvelle littérature peut se proposer la peinture et l'analyse de cette France inattendue mais réelle. Ce serait l'objet d'un théâtre à faire, d'un Molière. Chateaubriand disait dans le Génie du christianisme : « La Bruyère nous manque. » Beyle, lui, pense que c'est l'auteur de Tartuffe. Ce sont donc des comédies que Beyle rêve d'écrire, des comédies nouvelles qui décriraient la réalité tout en exprimant les passions dans un dépassement de la répartition traditionnelle des tâches entre tragédie et comédie. Or l'opéra intervient pour précipiter la réflexion : le si cher Matrimonio segreto de Cimarosa ne fait-il pas aller ensemble le lyrisme et l'exactitude ? Ne concilie-t-il pas le pathétique et le quotidien ? Beyle s'inscrit ainsi à la suite des premières réflexions sur le drame, et il les relance à sa manière, grâce, notamment, à ses contacts avec l'étranger. Toute une littérature est morte. Une autre est à inventer. La littérature « à la française », avec problème initial et dénouement bien léché, ne concerne plus le vrai public, le public qui cherche et qui rêve, le public que, de leur côté, tentent également d'atteindre Chateaubriand et Mme de Staël : le public en porte-à-faux de la « France nouvelle ». En même temps, et nouant avec la recherche sur la littérature des liens profonds, se constitue l'éros stendhalien : seul l'opéra, et notamment le Matrimonio, peut nous donner un plaisir « non acheté », alors que tout plaisir avec une femme relève toujours plus ou moins du paraître et surtout du marchand. Dès lors, le « système » est en place, qui ne bougera guère : le héros de qualité (ou la partie héroïque de qualité qui est en Beyle) sera l'homme du désir jamais accompli, de l'amour jamais dégradé, voire du fiasco ; par contre, toute la pratique marchande, tout l'opportunisme social moderne, toute l'acceptation du monde tel qu'il est feront aisément leur place aux femmes « eues » et au désir, à la possibilité de les avoir. L'impuissance pourra, à la longue, provenir des abus et des maladies, elle est là, dès les débuts. Les conséquences seront durables : les héros stendhaliens (Octave, Leuwen) seront des héros de l'effarouchement, et Leuwen refusera de faire des demoiselles d'opéra l'usage que lui conseillait son père. Julien Sorel et Fabrice del Dongo seront, eux, des amants conquérants, mais dans le cadre d'une transgression (le viol des femmes supérieures, « maternelles », ou bien l'amour en prison) qui lave absolument l'acte amoureux de toute trace de complicité avec l'univers marchand. Le héros stendhalien, comme Beyle de bonne heure, refait comme il le peut un monde sans argent par une pratique de l'amour sans dégradation dans le sexe. Or le plaisir qui ne s'achète pas institue en faveur de l'art une pratique substitutive ; le plaisir esthétique signe l'indépendance par rapport à l'argent tout en promouvant la possibilité d'échapper aux « phrases », au langage perdu des conventions amoureuses et polies, dans une forme de communion jouissive qui va jusqu'à l'évanouissement (le fameux « syndrome de Stendhal »), au silence par concentration absolue autant que retour à un amont de la langue où, comme le rêvait déjà Rousseau, s'exprimerait seul le sentiment.

   Le fantasme stendhalien de concentration égotiste et de puissance trouve une expression métaphorique dans la rêverie de la « tour ». Le 9 septembre 1810, Beyle décrit une tour imaginaire qu'il veut se faire construire à la manière de l'excentrique Beckford. Il établit un devis détaillé (maçonnerie, couverture, etc.), il chiffre l'opération avec une méticulosité maniaque ; il projette d'y mettre son « cabinet ». C'est l'annonce du salon à hauts plafonds orné de glaces que rêvera de se faire construire Octave de Malivert pour y lire, y écrire et y cacher ses moments de « folie » (évidemment érotiques). C'est l'annonce, aussi, des autres tours stendhaliennes (prison de Julien, tour Farnèse à Parme, où s'accomplit l'acte d'amour et de transgression) : en bref, de ce qu'on a appelé le thème du « point haut » et qui a à voir avec la fascination du sublime moderne. Cette tour n'existera jamais que par l'écriture. Elle n'est pas d'ivoire. Mais elle est un signe irrécusable de sécession profonde. Beyle est rempli de lectures des idéologues et (il l'a assez dit) du Code civil. Mais il y a aussi, chez lui, très tôt et longtemps, cet assembleur de nuées.