Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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roman

Le problème des origines

La fiction romanesque est en partie un legs de l'Antiquité. Le XVIIe siècle faisait remonter l'art du roman à Aristide de Milet et à Antonios Diogène. On peut considérer le Daphnis et Chloé de Longus comme le prototype du roman d'amour, l'Histoire vraie de Lucien comme le modèle du roman philosophique, l'Âne d'or d'Apulée comme le premier roman « picaresque ». Cependant, dans la littérature de l'Europe médiévale, le roman se définit d'abord comme un phénomène de langue. Est roman ce qui n'est pas écrit en latin. Mais le roman de chevalerie apparaît surtout comme un succédané du poème épique, qu'il met à la portée d'un public plus vaste, et c'est dans les fabliaux qu'il faut chercher la peinture de caractères, de mœurs et de conditions sociales, qui formera un des traits fondamentaux de la littérature romanesque.

   « Épopée en prose » pour les poétiques qui font du roman un genre mineur (par rapport à l'épopée et à la tragédie), le roman souffre de la distinction romantique (Hegel, Novalis) entre poésie (expression des origines, de l'unité perdue) et prose (signe du divorce de la personnalité, de la chute, du « prosaïsme »). Cette rupture se traduit pour G. Lukács en une coupure entre le moi et le monde, le sujet et l'objet : le roman, « épopée d'un monde sans dieux », met en scène un héros problématique qui mène sa quête dans un monde « dégradé » – quête qui comporte trois « modèles » : l'« idéalisme abstrait » du Don Quichotte ; le roman d'« apprentissage » (le Wilhelm Meister de Goethe) ; le roman de la « désillusion » (l'Éducation sentimentale de Flaubert). C'est ce que disait déjà Huet dans sa Lettre à Segrais (1678), lorsqu'il voit naître le roman de la distance entre les « objets présents » et l'âme trop vaste du héros qui cherche « dans la vérité et dans le mensonge, dans les espaces imaginaires et dans l'impossible même » la réalisation d'espérances perpétuellement déçues.

Structure et typologie

Le roman est un genre narratif prosaïque ; sa narration est fictive, quel que soit le degré d'indexation référentielle de l'œuvre ; sa fiction présente un caractère profondément temporel, c'est-à-dire historique. Sa visée, contre la narration documentaire ou didactique, est esthétique ; elle commande des constructions spécifiques et des effets. Le roman a ainsi ses lois, variables suivant l'esthétique dominante, bien qu'elles ne puissent être définies avec certitude parce qu'elles sont issues d'un défaut premier de loi : il n'y a jamais ici paradigme explicitement donné, ni régulation formelle reconnue pour typique, ni contrainte imaginaire constante, mais toujours le constat du cas. Par cette casuistique, le roman expose sa nécessité interne qui reprend et défait toutes les lois des genres littéraires : le roman peut être tragique, dramatique, poétique mais sans jamais relever strictement de ce partage des genres. À la fois alluvial et problématique par sa genèse et par son développement historique, il relativise les acquis littéraires antécédents et contemporains de sa création : il rompt l'absolu du récit épique, il établit les droits de la représentation de l'individu et de l'objet singulier, il rapporte le contenu du récit à la fois à un jeu référentiel et à une impossibilité de vérification globale des assertions qu'il recèle, il tire de l'inévitable de la casuistique une règle de plausibilité qui permet au roman d'être tantôt vraisemblable, tantôt invraisemblable, tantôt réaliste, tantôt antiréaliste. Le paradoxe du genre est d'être ainsi reliable à tous les genres littéraires et d'apparaître manifestement autonome, irréductible à aucun des autres modèles d'œuvres. La typologie du genre se construit sur ces seuls constats et consiste, le plus souvent, en une définition de la variante du traitement de la casuistique et de l'organisation narrative, et de la propriété fictionnelle qui en résulte.

   Dans une hiérarchie et dans une histoire des genres, le roman est tenu pour un genre bas et pour le genre dernier : c'est noter simplement qu'il échappe à toute représentation strictement codifiée et hiérarchisée de l'action (comme dans l'épopée et la tragédie) et qu'il présente un personnage privé des pouvoirs attachés au héros épique et au héros tragique : ses pouvoirs, ceux de la moyenne humaine, n'importent pas tant en eux-mêmes qu'ils ne fixent les signes par lesquels le singulier se donne pour apte à s'articuler à l'universel (suivant l'argument même du roman d'éducation). Le personnage romanesque est ainsi un individu (témoin, acteur, juge) soumis aux incertitudes et aux délibérations implicites ou explicites que commande l'articulation de l'universel et du singulier : individus « problématiques » que le Panurge de Rabelais, le Robinson Crusoé de Defoe, le Tom Jones de Fielding – tous nettement dessinés mais incertains en eux-mêmes parce qu'en eux convergent toutes les realia. Le héros du roman du XIXe siècle présente une nouvelle articulation du singulier et de l'universel : le sujet même, par son intériorité, est l'universel et le monde réel représenté est toujours inadéquat, par sa petitesse, à cet universel. Le personnage romanesque, être mineur, apparaît ainsi comme l'évaluateur implicite de toutes les représentations, jusqu'à ce que cette position mineure dise seule l'universalité – ainsi des personnages de Beckett et de Kafka. De l'Âne d'or d'Apulée à Cosmos de Gombrowicz, l'individualité ainsi définie devient l'indispensable moyen de déployer l'espace de la fiction. Elle subsiste, implicite, dans les romans qui récusent le personnage : cette récusation n'est que la confirmation ultime et extrême de la « minorité » de l'individu romanesque.

   Cette minorité commande directement la problématique temporelle du roman. Le roman, en tant qu'il est récit et relevé d'événements, est proprement historique (histoire des hommes mineurs, distincte de l'histoire des hommes majeurs de l'épopée). Histoire dont la temporalité ne peut relever des paradigmes mythiques et qui entre dans le temps court, celui de la répétition quotidienne, celui de l'absence de finalité temporelle. Cette absence de finalité a diverses conséquences suivant l'état de développement du genre : dans le roman gréco-latin, ainsi que l'a montré Mikhaïl Bakhtine, la ligne temporelle est inséparable de la juxtaposition des espaces décrits par le roman ; dans le roman du XVIIIe siècle, puis dans le grand roman réaliste du XIXe, la stricte exposition de cette absence de finalité temporelle entraîne d'une part que le personnage se définisse rigoureusement par le double lieu spatio-temporel (moment et lieu qui varient comme varient l'action et l'univers de la fiction) et, d'autre part, que l'ensemble romanesque – faute d'être rapporté à une unité temporelle qui serait la figure d'un sens, ainsi que l'est le temps du mythe – soit contraint de dessiner un système de signification apte à unifier aspects de l'être mineur et du temps et du lieu minorisés, en l'absence d'une hiérarchie fondatrice.

Roman et réalisme

La problématique du réalisme, avec laquelle se confond pratiquement l'évolution du genre du roman, est issue de ce triple jeu sur la casuistique, l'individualité et la temporalité. Le roman est un genre sans caution de vérité et sans jurisprudence. Il établit sa propre validation par une visée du réel, qui se résout dans les techniques de la mimêsis : cette validation relève donc d'un renvoi référentiel et d'une plausibilité interne qui use précisément de la technique du renvoi référentiel. Cette ambivalence et cette autovalidation du roman expliquent que le réalisme romanesque soit presque toujours un réalisme critique – ce qui va, dans son élaboration, contre les realia du monde, telles qu'elles sont perceptibles. Ce réalisme critique peut devenir une esthétique, lisible de Balzac à Zola. Il peut encore être présenté explicitement comme une illusion : ainsi chez Flaubert, qui notait, dans sa correspondance, que les possibilités du roman sont inadéquates au nombre des objets du monde et que toute fable, particulièrement celle du roman, reste une fable vaine. L'histoire du roman ne se séparerait pas ainsi de la rupture de l'univers cosmo-mythique, de la prise de conscience des singularités temporelles et locales, de la découverte de l'autonomie de l'assertion littéraire et des paradoxes de la mimêsis qui en résultent. Cette évolution est inséparable de la rénovation des bases épistémologiques du genre : les philosophies de Descartes et de Hume apportent les hypothèses indispensables à la légitimation du roman de l'individu et des realia – le sujet est défini par le cogito, il existe dans l'étendue, où il trouve une caractérisation en termes perceptifs et sensoriels. Cet individu rigoureusement égal à son actualité spatio-temporelle permet d'établir un récit lavé des résidus mythiques et de la prégnance des universaux et des paradigmes. Il inaugure, particulièrement dans les développements du roman picaresque, l'interaction du singulier et du collectif, sur laquelle repose le grand roman réaliste du XIXe s. Celui-ci a pour antécédents immédiats les constats de Goethe sur les rapports entre individualité romanesque et conscience bourgeoise – inévitablement conscience malheureuse. Il affirme les droits de cette conscience, en même temps qu'il structure Histoire et Temps à partir de la réalité sociale ; il établit ainsi une antinomie interne que Flaubert, avec Madame Bovary et l'Éducation sentimentale, identifiera à l'illusion du réalisme et à la misère du romanesque. Dans ses composantes modernes et contemporaines, le genre ne cesse de se nourrir de cette antinomie pour établir l'interprétation du passé (Proust), pour noter le conventionnalisme de tout discours romanesque (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur), pour récuser les deux termes de l'antinomie et entrer dans le récit ludique et semi-fantasmatique (Robbe-Grillet, Eduardo Sanguineti). Aujourd'hui, le roman est ainsi doublement privé de lieu : lieu entendu en un sens géographique puisque la structure sociale n'est plus un moyen de modéliser l'Histoire ; lieu entendu comme le discours reçu sur lequel le roman appuie sa plausibilité. Il faudrait lire, dans les romans de Peter Handke, cette recherche de nouveaux lieux, inséparable de l'effacement de toute légitimation et de toute validation de l'écriture. La contrepartie de la disparition d'une disposition assertorique du genre est le roman de science-fiction, qui reprend les résidus mythiques et les données scientifiques pour dessiner un espace romanesque total, substitut des totalisations romanesques du XIXe s.