Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Raabe (Wilhelm)

Écrivain allemand (Eschershausen, près de Brunswick, 1831 – Brunswick 1910).

Il est connu pour ses nombreuses nouvelles et des romans réalistes témoignant de l'influence de Dickens, mais aussi de Sterne et de Jean Paul. Il corrige un pessimisme inspiré de la philosophie de Schopenhauer par l'humour de caricatures spirituelles et un goût prononcé pour les originaux. Son premier succès : la Chronique de la rue aux moineaux (1857) a pour cadre le vieux Berlin et mêle souvenirs, rêve et temps présent. Ses romans les plus connus, le Pasteur des pauvres (1864), Abu Telfan (1868) et la Carriole (1870), soulignent l'opposition entre le matérialisme dégradant du monde des affaires et l'aspiration à l'idéal, entre les univers également réducteurs de l'idylle provinciale et de la grande ville moderne. Gros Gourmand (1891) montre ce que peut cacher de finesse, de délicatesse et de bonheur la simple existence d'un héros, qui a beaucoup de traits communs avec son auteur.

Rab (Esther)

Poétesse israélienne (Petah Tikvah 1899 – Haïfa 1981).

Première poétesse de langue hébraïque née en Israël, elle publie son premier poème, « À mon père », au début des années 1920. Ses vers, réunis dans Orties (1930) et les Poèmes d'Esther Rab (1963), sont écrits avec une grande économie d'images et de verbes. On y trouve une vision personnelle de cette terre où elle a pris racines.

Raban Maur, en lat. Hrabanus Maurus

Théologien et poète allemand de langue latine (Mayence v. 780 – id. 856).

Élève d'Alcuin, il fut écolâtre et abbé de Fulda, puis archevêque de Mayence (847). Figure de la renaissance carolingienne, « précepteur de la Germanie », il joua un rôle politique auprès de Louis le Pieux, de Lothaire et de Louis le Germanique. Son œuvre se compose de poésies (Louanges de la sainte Croix), de commentaires sur l'Écriture, d'un traité sur la vie monacale et d'une encyclopédie (Sur la nature).

Rabary (Augustin Rabarijaona, dit)

Écrivain malgache (Ibetsizaraina 1864 – Tananarive 1947).

L'œuvre (pièces, romans, nouvelles) de ce pasteur protestant se développe, à partir de 1905, en une littérature édifiante, publiée en malgache. Il est surtout l'auteur de travaux historiques : les Martyrs malgaches, histoire des persécutions contre les chrétiens à Madagascar, de 1835 à 1861 ; les Dates importantes ou le Chemin de Jésus à Madagascar, annales de l'évangélisation des hautes terres de l'île.

Rabasa (Emilio)

Écrivain mexicain (Ocosocoantla, Chiapas, 1856 – Mexico 1930).

Il appartint au courant réaliste marqué par le positivisme et introduisit au Mexique le roman social urbain. Outre des poèmes et des tableaux de mœurs, il publia une tétralogie sur les aventures d'un colonel insurgé et les amours de sa nièce (1887-1888) : la Boule, la Grande Science, critique du scientisme de Porfiro Díaz, le Quatrième Pouvoir, sur la vénalité de la presse, et Fausse Monnaie, sur l'incapacité des politiciens.

Rabbe (Alphonse)

Écrivain français (Riez 1784 – Paris 1830).

À 26 ans, armé de sa beauté, de son brillant esprit, il mène une vie de plaisirs quand il contracte une maladie qui le défigure. Dès lors, aigri, il n'écrit plus guère que d'obscurs livres d'histoire et articles de journaux qui lui permettent de subsister. Après avoir plusieurs fois tenté de se suicider, il succombe à une dose excessive de cocaïne. Il serait aujourd'hui totalement oublié sans la parution de l'Album d'un pessimiste (1835-1836), relatant les souffrances d'un homme face à une vie manquée.

Rabearivelo (Jean-Joseph)

Écrivain malgache (Tananarive 1901 ou 1903 – id. 1937).

De souche princière, pauvre, protestante, il fut orienté par son oncle vers des écoles catholiques, mais en fut écarté à l'âge de 15 ans. Il compléta sa formation d'autodidacte au contact d'amis lettrés, Pierre Camo et Robert Boudry. Il commença par publier dans des revues (18e Latitude sud, 1923-1924 ; Anthropos, 1924) des poésies et des traductions en malgache, ainsi que des essais en français. Après des recueils de forme classique (la Coupe de cendres, 1924 ; Sylves, 1927 ; Volumes, 1928), il abandonna la métrique classique pour le vers libre, unissant aux mythes de la culture européenne les thèmes ancestraux de son pays (Presque songes, 1934 ; Traduit de la nuit, 1935 ; Chants pour Abéone, 1936, Vientos de mañana, publié aux États-Unis). Il composa également des nouvelles en malgache et des essais bilingues sur la civilisation et la littérature du pays merina. Il donna à la scène une cantate avec chœurs, Imaitsoanala, fille d'oiseau (1935). Écartelé par sa double culture, n'arrivant pas à surmonter l'angoisse de sa personnalité divisée et la mort de sa fille, il se suicida, laissant des textes parus après sa mort : un choix de Vieilles Chansons des pays d'Imerina (1939), des romans (l'Interférence, 1987 ; l'Aube rouge, 1998) et un journal intime (Calepins bleus), toujours inédit.

Rabelais (François)

Écrivain français (la Devinière, près de Chinon, v. 1484 – Paris 1553).

Depuis leur parution, les œuvres de Rabelais ont été interprétées avec passion et arbitraire, et la personnalité même de l'auteur relève des mythes de notre histoire littéraire : l'adjectif rabelaisien suggère un univers gastronomique, l'expression exubérante des désirs, une truculence verbale ne reculant ni devant la scatologie ni devant les obscénités. Or, s'il est vrai que Ronsard composa pour lui l'épitaphe d'un Silène titubant, sa renommée fut en son temps celle d'un médecin de grande réputation sur la scène scientifique européenne, et les inventaires de bibliothèques classaient ses livres parmi ceux des naturalistes latins et des philosophes grecs.

   La vie de Rabelais est mal connue : fils d'un avocat au siège royal de Chinon, qui possédait non loin de cette ville une maison des champs, la Devinière, il est né peut-être en 1484. En 1520, il est cordelier à Fontenay-le-Comte, d'où il correspond avec Budé. Sa passion pour les études humanistes est suspecte à ses supérieurs, qui lui confisquent ses livres grecs : il finit par fuir cet ordre dont l'intransigeance ne put s'accommoder d'un libre esprit. De 1524 à 1526, il passe dans l'ordre plus « intellectuel » des Bénédictins, et il accompagne dans ses tournées l'abbé de Maillezais, Geoffroy d'Estissac. En 1527, pour pouvoir étudier la médecine, il doit quitter le clergé séculier. En 1530, il s'inscrit à la faculté de médecine de Montpellier, où il prend ses grades de docteur en 1537. Entre-temps il a voyagé : à Lyon, où il est médecin de l'hôtel-Dieu, il écrit à Érasme, publie des ouvrages de droit et de médecine, mais aussi la Pantagruéline Prognostication – qui, pour les années 1532, 1533, 1534 et surtout 1535, fait passer une conception chrétienne de la Providence sous les dehors d'une parodie d'almanachs, le Pantagruel (1532) –, puis, après un voyage à Rome, le Gargantua (1534).

   À Rome, il accompagne à plusieurs reprises comme médecin le cardinal Jean Du Bellay, qui représente le roi de France auprès du Saint-Siège, ce qui lui permet de s'éloigner régulièrement des assauts que lui portent ses nombreux détracteurs, notamment les censeurs de la Faculté de théologie de Paris. En 1536, Jean Du Bellay réussit à le faire passer statutairement dans le clergé séculier comme chanoine de Saint-Maur-les-Fossés. De 1540 à 1542, Rabelais figure dans la suite du gouverneur du Piémont, Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey, qui meurt en 1543 lors de son voyage de retour en France.

   Le Tiers Livre, paru au début de 1546, figure à la fin de la même année sur la liste des livres censurés. Rabelais se retire hors du royaume de France, à Metz, où il est médecin de la ville. Il se plaint de n'y pouvoir continuer ses travaux et d'y mener une vie misérable, dans une lettre au cardinal du Bellay ; il accompagnera celui-ci encore une fois à Rome (1548-49), où il décrit sous le titre de Sciomachie les festivités qui célébrèrent la naissance du second fils d'Henri II. Pendant son absence, l'éditeur lyonnais Pierre de Tours publie une version inachevée des premiers chapitres du Quart Livre, dont une version complète sera publiée en 1552 par Fezandat à Paris. En 1550, Rabelais séjourne avec le cardinal du Bellay à Saint-Maur, où il rencontre le cardinal Odet de Châtillon : ce prélat l'assure d'une protection royale qui lui sera utile au printemps de 1552, lorsque le Parlement devra condamner le Quart Livre à la demande de la Sorbonne. Il reçoit en 1551 les bénéfices de deux cures, dont celle de Meudon ; il résigne ces bénéfices le 9 janvier 1553.

   La présentation canonique de son œuvre romanesque comme un ouvrage en cinq livres ne doit pas masquer la chronologie capricieuse de la composition : le Gargantua, qui est devenu le « Premier Livre », a été écrit après le Pantagruel et onze années séparent sa composition de celle du Tiers Livre. Enfin l'œuvre est disparate : l'unité d'action est inexistante, les caractères et même la taille des héros évoluent, l'atmosphère intellectuelle diffère d'un livre à l'autre ; l'espace même se dilate ou se rétrécit : vignes et chemins creux de Touraine, étendues indécises de la féerie, de l'Océan épique semé d'îles allégoriques, châteaux d'utopie, enfilade de parloirs où un consultant ahuri se heurte à d'énigmatiques conseillers, tous ces lieux sont à la fois comme les Enfers qui figurent un monde renversé et comme l'estomac du Géant où le monde fabuleux n'est pas autre qu'une extension du monde réel.

   Le Gargantua conte la naissance étrange du fils des géants Grandgousier et Gargamelle : malheureusement, l'éducation du Prince est placée sous de mauvais auspices, Gargantua ne sachant maîtriser – sous l'effet d'un tempérament flegmatique – son penchant pour la paresse, la boisson et pour une excrétion aussi abondante qu'anarchique. L'éducation scolastique, dans laquelle son père voyait un moyen de le hisser à la hauteur des exigences de la fonction royale, allait le rendre tout « rêveux » et « rassoté » quand Ponocrates le soumet, corps et âme, aux méthodes modernes d'une pédagogie humaniste dans laquelle on reconnaît une lutte systématique pour lutter contre le déséquilibre des humeurs : à la fin de son éducation, Gargantua a vaincu cette dyscrasie et est aussi autonome que les automates qu'il construit avec son précepteur. Il est alors engagé dans la guerre que Picrochole, à la suite d'une insignifiante querelle, mène contre son père, le pacifique Grandgousier. Après d'héroïques combats, Gargantua traite généreusement les vaincus et récompense la bravoure du moine frère Jean des Entommeures, à qui il propose de fonder l'abbaye de Thélème, où les jeunes gens de bonne naissance vivent sous la règle des âmes droites : « Fais ce que voudras. » Le livre s'achève sur une énigme où Gargantua croit lire les supplices infligés aux croyants et où frère Jean ne discerne que la description d'une partie de jeu de paume.

   Ce premier livre – dans l'ordre interne au cycle des chroniques gigantales – a été composé pour servir d'introduction au Pantagruel, dont il prolongeait le succès et étendait la portée humaniste, et dont il empruntait la structure : la naissance et l'enfance de Pantagruel, tout aussi incertaines pour ce qui est de la capacité du géant à savoir se gouverner avant même de gouverner les autres, sont suivies d'années d'études marquées par la rencontre de l'Écolier limousin, incarnation même de la cuistrerie, et, à Paris, par la découverte du fichier de la bibliothèque Saint-Victor, catalogue universel de la sottise de sciences qui ne sont que ruine de l'âme. Si la lettre qu'il reçoit de Gargantua semble en proposer l'antidote grâce aux méthodes de l'humanisme moderne, demandant à son fils de devenir un « abyme de science » tout en continuant à craindre et à révérer Dieu, l'incapacité de Pantagruel à comprendre les propos de Panurge, nouveau compagnon de route filou, paillard et hâbleur, et son refus de d'embrasser la vaine gloire que lui permet d'acquérir sa sagesse « plus qu'humaine » acquise au terme du procès entre Baisecul et Humevesne et au seuil de la joute contre Thaumaste, le savant anglais, signe une volonté d'embrasser avant tout la sagesse plus que le savoir. Pantagruel doit alors s'engager dans la guerre contre les Dipsodes et leur alliés les Géants. Après la victoire conquise de haute lutte grâce à la ruse de Panurge et deux récits d'exploration spéléologique des entrailles du géant, le livre se termine par l'exécration des censeurs et cafards mal intentionnés qui interprètent vicieusement les écrits d'autrui.

   Le Tiers Livre inaugure un nouveau style, car il ne s'agit plus de proposer une œuvre inspirée comme les précédentes de récits de chevalerie, mais plutôt de conduire une réflexion sur les capacités de l'homme à se connaître lui-même et à déterminer rationnellement son action. Ce récit prend la forme d'un itinéraire philosophique scandé par les consultations successives de Panurge, qui désire se marier pour éteindre les ardeurs de sa libido tourmentée et se procurer les joies d'une compagnie, mais craint d'être battu, volé et cocu. Après l'échec de la consultation des oracles dont l'interprétation est aporétique, après l'échec de la rencontre de deux experts du savoir humain – le théologien Hippothadée et le médecin Rondibilis –, l'issue semble s'orienter vers une déposition nécessaire de toute rationalité, issue du scepticisme du philosophe Trouillogan et culminant avec Triboullet, le fou, après avoir été confirmée par l'irrationalisme juridique du vieux juge Bridoye. Face à cet échec de la quête de sens, on appareille pour consulter la Dive Bouteille, en faisant pour le voyage provision de l'herbe appelée Pantagruélion, dotée des propriétés du chanvre et symbolisant les efforts du génie inventif de l'homme capable de conquérir jusqu'aux espaces intersidéraux : l'acquisition de la vérité devient une sorte de quête du Graal incertaine et semble, plus que jamais, liée à une inspiration qui dépasse les simples lumières naturelles que Dieu a octroyées à l'homme.

   Dans le Quart Livre, la joyeuse flottille affronte les périls de la mer et les monstres insulaires. Qu'il s'agisse d'une « fiction en archipel » juxtaposant des séquences narratives autonomes ou d'une structure d'ensemble, centrée autour du combat contre le Physetère, figure de l'Antéchrist que doit affronter l'Église évangélique embarquée sur un océan de turpitudes, ce texte semble répondre plus que tout autre à un désir de Rabelais de pourfendre les prétendus dépositaires de l'amour christique, ceux-là mêmes qui, depuis Genève ou depuis la Faculté de théologie de Paris, ont déclaré ses textes scandaleux. Panurge se distingue en mystifiant cruellement un marchand de moutons qui avait compté sans l'instinct grégaire de ses animaux, puis en s'abandonnant à une terreur animale pendant que ses compagnons échappent à la tempête à force de courageuse discipline et avec l'aide de la Providence. Chez les Macréons, Pantagruel reçoit une solennelle révélation sur la façon dont les âmes des héros quittent ce bas monde. Après avoir passé l'île où règne Quaresmeprenant, ennemi de Nature, et combattu un monstre marin et les Andouilles farfelues, il visite les gens de Papefiguière, malicieux mais persécutés, et les superstitieux Papimanes qui idolâtrent les Décrétales issues de la Cour de Rome. Au pays de Gaster, inventeur des arts, il déteste les Ventriloques qui abusent le menu peuple et les Gastrolâtres qui ont leur ventre pour dieu. Le livre s'achève sur une terreur nauséabonde de Panurge, qui prend le grand chat Rodilardus pour un diable.

   Le Cinquième et Dernier Livre est vraisemblablement une collection de textes trouvés dans les papiers de Rabelais, brouillons laissés à divers états d'avancement. Les symboles désinvoltes font place à la dureté de l'allégorie caricaturale : les Oiseaux de l'Île Sonnante incarnent les ecclésiastiques du monde catholique, Grippeminaud, archiduc des Chats fourrés, manœuvre les pressoirs fiscaux... Les derniers rituels introduisent les pèlerins en Lanternois dans le merveilleux Temple de la Bouteille où fut ouï le mot Trinch : « buvez ! » Panurge a désormais la réponse à la question lancée au Tiers Livre.

   L'organisation de ces aventures est incomparablement plus méditée que ne peut le faire apparaître un résumé, qui doit éliminer les indices révélateurs d'une syntaxe d'ensemble. Les prologues instaurent tous une tension herméneutique donnant à voir dans les textes qu'ils accompagnent à la fois une pure farce, improvisée à table entre la poire et le fromage comme le suggère le fameux prologue du Gargantua, mais dont l'aspect grotesque va peut-être de pair avec un contenu réel très précieux. Ce motif ambigu du silène, qui revient sous divers avatars au fil des paratextes, permet à Rabelais de recommander dans la même page à la fois de découvrir une substantifique moelle à l'intérieur du récit folâtre et de fuir les interprétations allégorisantes qui cherchent dans les textes ce que l'auteur n'y a pas mis. Ces contradictions – qui s'estompent si l'on prend en compte l'importance du vin dans ces prologues, principe d'inspiration mélancolique apte à infléchir vers un plus haut sens l'écriture comme la lecture du texte – témoignent de la volonté rabelaisienne de rendre problématique au plus haut point la réception de son propre texte, instaurant un « sens agile » qui ne cesse de se contester et de se renverser lui-même ; peut-être s'agit-il d'associer pleinement la libre responsabilité du lecteur dans un effort d'interprétation qui n'a pour modèle que celui de la Révélation divine, dont le voile invite à l'usage de ses facultés naturelles pour dégager une cohérence d'ensemble. Cette « ouverture » délibérée de l'œuvre a bien sûr donné lieu à des interprétations divergentes, parfois poussées jusqu'à la querelle : si certains y ont vu une pure matière comique dont l'intérêt principal était de renouveler considérablement la poétique traditionnelle, allant jusqu'à préfigurer les surréalistes du XXe siècle, ou encore un texte « sceptique » irréductible à toute analyse dogmatique, d'autres y ont cherché un message définitif, énoncé sur le mode ésotérique de la stéganographie, de l'allégorie, ou encore sur celui du réalisme historique. Toutefois, tout comme le laid et le beau, le comique et le sérieux fusionnent dans les figures du silène ou de Diogène le philosophe cynique, l'éclatement foncier du texte en un champ de virtualités innombrables peut fort bien aller de pair avec une intention d'ensemble que le lecteur pourrait dégager peu à peu en rompant le texte comme le chien de Platon le faisait avec son os, selon l'exemple proposé par Rabelais lui-même.

   Si une philosophie affleure sous le texte, elle est toute empreinte de « pantagruélisme », état d'esprit qui se définit tout au long des cinq livres comme une gaieté d'esprit ouverte sur l'autre – et donc liée au principe christique de charité, fondée sur le mépris des choses fortuites, tournée vers une volonté de s'insérer de manière active dans les desseins de Dieu par une véritable coopération, tout en prenant la médiocrité pour étalon, pensée de la juste mesure qui éloigne du péché et du fanatisme. Embrasser la vérité ne revient cependant pas, et c'est toute l'originalité de cet auteur, à nier l'humanité pour embrasser un statut plus qu'humain au terme d'un dépouillement ascétique : toute l'œuvre de Rabelais rêve d'une fusion des volontés humaine et divine, sans que cette rencontre se fasse au détriment de l'une ou de l'autre. Vivre en synergie avec le principe auquel tout doit s'ordonner, sans renier son ancrage passionnel et ses désirs comme dans l'utopie de Thélème, c'est penser la coexistence problématique mais nécessaire et enrichissante du sage Pantagruel et de son impertinent compagnon Panurge.