Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
C

Chine

La littérature chinoise est autant le produit que le moteur d'une civilisation plurimillénaire fascinante mais délicate à pénétrer. Émanant d'un espace qui englobe l'Europe et qui a toujours abrité le quart de la population mondiale, elle se confond tant et si bien avec cette civilisation que le terme wenxue qui la désigne n'est qu'une déclinaison moderne du terme wen, lequel signifie à la fois « caractère d'écriture » et « culture ». L'âme de la littérature réside donc dans son support, une écriture aux antipodes de la nôtre, qui dispose de quelque 50 000 caractères graphiques différents. Dans ce contexte, tout usage de caractère d'écriture produit un texte potentiellement littéraire. L'appréciation de son appartenance au domaine des belles-lettres varie, en fait, selon les points de vue adoptés et les époques. Ce qui, au départ, constitue un texte purement utilitaire peut se trouver hissé au rang de modèle littéraire. Dans ces conditions, il est bien périlleux de tenter de définir de manière stricte le champ littéraire chinois, d'autant que jusqu'au début du XXe siècle, la critique a évacué tout un pan de la création de son évaluation pour ne s'intéresser qu'à la seule production en langue savante (wenyan, dite également « classique ») au détriment de l'immense production qui, à partir des Tang (618-907), recourt, entièrement ou en partie, à la langue parlée (baihua). Malgré sa richesse et son succès auprès d'un vaste public, cette dernière production, à l'origine orale avant d'être prise en charge par des lettrés moins bornés, fut tenue pour la négligeable manifestation d'une basse littérature indigne d'intérêt. Celle-ci se manifesta dans les domaines du théâtre (xiqu) et du roman (xiaoshuo) ainsi que dans une foule de sous-genres dont la plupart n'eurent d'impact que très local ou très momentané. Restent comme éléments constitutifs du champ littéraire noble usant de la langue classique, la poésie, bien sûr, mais surtout la prose.

   La fonction première de la prose est de « transmettre des idées » plutôt que de « créer », fonction sacrée que lui assignait Confucius (551-479 av. J.-C.), lequel ne reconnaissait qu'à la seule poésie la capacité à exprimer les sentiments. C'est justement à Confucius que la tradition attribue l'insigne mérite d'avoir façonné l'essentiel du legs de l'Antiquité en remaniant les textes qu'on connaîtra à partir des Han (– 206 à + 220) sous l'appellation de Cinq Classiques (Wujing). Le seul à présenter une valeur littéraire évidente est le Shijing (Classique de la poésie), qui deviendra l'ouvrage poétique chinois par excellence, mais dans ce cadre il est envisagé comme livre de morale. Les autres textes n'ont de littéraire que l'usage qu'ils font d'une langue classique dont la rugosité deviendra source d'inspiration et d'imitation : le liji (les Rites) est une sorte de catalogue des rituels et de l'administration de la Chine antique ; le Shujing (Classique des documents) propose des documents (discours, édits, décrets) relatifs à la période qui s'écoule entre les souverains mythiques Yao et Shun (2357-2257 av. J.-C.) et le milieu de la dynastie des Zhou (1121-256 av. J.-C.) ; le Chunqiu (Chronique des printemps et automnes) est la chronique de la principauté de Lu (Shandong actuel, patrie de Confucius) de – 722 à – 463 ; le Yijing (Classique des mutations), enfin, est un livre de divination basé sur une suite de 64 hexagrammes expliqués par des formules souvent énigmatiques. Le nombre des classiques sera porté à 13 sous les Song (960-1279) par la reconnaissance comme éléments indépendants de commentaires attachés à certains d'entre eux et par l'adjonction de textes majeurs du confucianisme, comme le corps central des Quatre Livres dont la lecture était préconisée par le grand penseur néo-confucianiste Zhu Xi (1130-1200). Selon ce dernier, l'ensemble devait constituer la première étape sur la voie de l'élévation morale et de la connaissance livresque. Outre deux courts fascicules, à savoir Daxue (la Grande Étude) et Zhongyong (l'Invariable milieu), tous deux tirés du Liji, on trouve les Entretiens de Confucius avec ses disciples (Lunyu), collection de propos répartis en 20 chapitres laissant peu de place aux effets de style, et un recueil des écrits de Mencius (385-304 av. J.-C), le Mengzi. Plus développés, ceux-ci fournissent un modèle de clarté qui séduira pendant longtemps. L'argumentation, dont le vieux maître faisait l'économie, apparaît chez son disciple, s'allégeant à l'occasion d'images et d'anecdotes parlantes. C'est un bon exemple de ce que l'effervescence intellectuelle qui marqua la fin des Zhou, période dite des Cent Écoles (Ve-IIIe s.), a pu produire. La lecture de ce qu'elle nous lègue prouve que les penseurs des temps anciens n'ont pu consigner leur pensée sans attacher de l'intérêt à la façon dont ils s'y prenaient. C'est ainsi que Han Feizi (vers 280-233), génial théoricien du légisme, pierre angulaire de la fondation du premier empire (en – 221), fut aussi un brillant prosateur, concerné, comme les confucéens, par le juste usage du langage. Ceux qu'on qualifie souvent de « pères du taoïsme » allèrent encore plus loin. Que ce soit Laozi, personnage mythique et auteur supposé d'une série de 81 comptines aphoristiques chargées d'une force incantatoire indéniable, le Dao De jing (Classique de la Voie et de la Vertu) ou Zhuang Zhou (369-286 av. J.-C.) dans le Zhuangzi, ils mirent magnifiquement en question la capacité de l'écrit à rendre compte du réel. Ce dernier ouvrage, chef-d'œuvre hors catégorie de la littérature chinoise, sait tirer profit d'apologues saisissants, dont le plus fameux est sans doute celui du « Rêve du papillon ». Il s'ouvre sur la narration d'un voyage extatique, expérience ultime de l'homme réalisé (zhenren) qui ne s'attache plus au monde et au sens des mots pour communier avec l'univers. Le même souffle semble porter la création de Qu Yuan (vers 340-278 av. J.-C.), dont l'émouvant Lisao (Lamentations sur la séparation) deviendra sous les Han la racine d'une inspiration poétique originale qui éclatera dans le Chuci (Élégies de Chu). En même temps que les Han les plus érudits fixent les traditions livresques, à la cour fleurit le fu, sorte de récitatif descriptif combinant la prose rythmée et les vers (Sima Xiangru, 179-111 av. J.-C) ; dans le peuple se développe le yuefu, sorte de ballade chantée appelée à devenir un genre littéraire majeur. Parallèlement, la prose voit avec le Shiji (Mémoires historiques) de Sima Qian (vers 145-vers 90 av. J.-C.) surgir une de ses plus belles réalisations. Ce monument de la littérature narrative classique influencera profondément les grandes histoires dynastiques suivantes, à commencer par l'Histoire des Han (Hanshu) rédigée par Ban Gu (32-92) et sa sœur Ban Zhao (vers 49-vers 120). Plus tard, Cao Pi (188-226) contribue à faire évoluer le genre poétique et couche par écrit ses réflexions sur la littérature dans un texte intitulé Lunwen (De la littérature). Il ouvrait une voie à la critique qui conduisit à l'établissement d'anthologies raisonnées, dont le Wen xuan (Sélection de la littérature), compilé par Xiao Tong (501-531), est un exemple notable, et à la composition d'essais critiques dont le plus remarquable est sans aucun doute le Wenxin diaolong (le Cœur de la littérature sculpte des dragons) que l'on doit à Liu Xie (465 ?-521 ?).

   La période de chaos politique de quatre siècles qui suit la chute des Han voit la suprématie du style pianwen (prose parallèle), qui a pour règle absolue le respect du parallélisme cher à la langue chinoise. Elle prend fin avec l'avènement de la dynastie Tang, connue pour être l'âge d'or de la poésie. Celle-ci s'impose tant par le nombre de ses poètes et de ses œuvres, que par la diversité des génies créateurs (Du Fu, Li Bai, Bai Juyi). Dans le domaine de la prose, le formalisme esthétisant du pianwen, toujours utilisé pour les textes officiels et les copies d'examens, entraîne une réaction qui, sous l'égide du sévère néo-confucéen Han Yu (768-824) et du plus coulant Liu Zongyuan (773-819), prend le nom de guwen (« mouvement de la prose antique »). On y insiste sur le rôle essentiel du contenu et sur l'importance d'un style clair. Les modèles de composition sont, entre autres, le Shiji, Han Feizi, le Zuozhuan (un commentaire du Chunqiu). Ce mouvement – dont Han Yu, très violemment opposé au taoïsme et au bouddhisme présent en Chine depuis plus de six siècles, fut l'instigateur – joua un rôle immense dans l'histoire littéraire, mais ce ne fut véritablement que sous les Song (960-1279) avec Ouyang Xiu (1007-1072), autodidacte passionné devenu éminent homme d'État, qu'il s'imposera. Choisi pour constituer la matière principale du système des concours, il sera dès lors porté par une pléiade d'auteurs fameux, tels Su Shi (alias Dongpo, 1037-1101) et le grand ministre réformateur Wang Anshi (1021-1086). Mais, alors que le guwen finit par sombrer dans l'imitation stérile, les goûts littéraires évoluent. On néglige désormais la poésie en style régulier, le shi, pour lui préférer une poésie chantée, le ci. La littérature narrative connaît elle aussi une mutation. Le chuanqi, récit narratif composé pour le plaisir par des lettrés virtuoses et genre en vogue sous les Tang, n'est déjà plus novateur. Une autre façon d'envisager la création littéraire émerge. Elle privilégie la langue vulgaire. Sous la double influence du prêche bouddhique (le bianwen) et du savoir-faire des conteurs publics officiant dans les grandes métropoles va naître le roman en langue vulgaire (tongsu xiaoshuo). Passé l'étape de l'oralité, ce genre en marge profitera, dès les Yuan et surtout sous les Ming (1368-1644) et les Qing (1644-1911), d'une invention qui va changer le visage de la culture et de la littérature chinoises : l'imprimerie.

   Embryonnaire sous les Song, le théâtre apparaît sous les Yuan (1279-1368) avec une dramaturgie du Nord, le zaju, puis s'impose sous les Ming jusqu'au milieu du XIXe siècle avec un mode plus développé et raffiné appelé chuanqi. La période de domination mongole (Yuan) avait mis pour un temps un frein aux études confucéennes. Le retour à une dynastie chinoise, les Ming (1368-1644), provoqua un regain d'intérêt pour la prose classique. Mais, en réaction aux choix extrémistes de Li Mengyang (1472-1529), le grand philosophe Wang Yangming (1483-1521) invita à rompre avec les modèles anciens. Il sera bientôt suivi par des lettrés iconoloclastes tels que Yuan Hongdao (1568-1610), chef de file de l'École de Gong'an. La prose poétique de celui-ci, qui tente de conserver l'esprit d'enfance dont avait parlé Li Zhi (1527-1602), se satisfait de l'appellation d'« essai futile » (xiaopinwen). Qu'on la nomme ainsi ou « notes de pinceau » (biji), la prose lettrée devient alors un moyen d'exprimer en toute liberté ses sentiments : la nostalgie d'un monde révolu (Zhang Dai, 1597-1681), ou la douleur d'être séparé d'êtres chers (Mao Xiang, 1611-1693 ; Shen Fu, 1763-1807), ou encore de faire partager ses goûts, tel celui des voyages (Xu Xiake, 1586-1641). C'est aussi le moyen d'afficher son originalité (Li Yu, 1611-1680 ; Yuan Mei, 1716-1798). Quoi qu'il en soit, ce mode d'expression raffiné ne s'adressait qu'aux lettrés, lesquels étaient les seuls à maîtriser le sabir nécessaire pour tenir sa place en société et accéder, si la chance était au rendez-vous, aux postes de l'administration. Certains ne s'en satisfaisaient pas et trouvaient dans les genres moins nobles (théâtre, roman) un espace de création moins restreint.

   Qu'on la situe en 1905 avec l'abandon des concours impériaux, en 1911 avec la fin de la dernière dynastie, ou en 1919 avec un renouveau culturel qui voulait en finir avec la vieille culture et sa langue (wenyan), il se produisit au début du XXe siècle un changement radical. Il n'en reste pas moins que la « nouvelle culture » qui devait en découler n'a pas réussi à effacer le legs des trois millénaires et demi qui séparent l'apparition des premiers jiaguwen (inscriptions oraculaires sur carapaces de tortues ou os de bovidés) des dernières productions littéraires de l'empire moribond des Qing. La plupart de la production a été pieusement conservée dans des bibliothèques impériales et privées, parfois même à l'étranger comme au Japon où l'on goûte de longue date la littérature chinoise. D'immenses collections ont permis de sauver bien des œuvres des époques anciennes. On dénombre plus de 3 000 de ces anthologies raisonnées appelées congshu, dont la plus mémorable réunit 172 000 volumes (Siku quanshu, 1773). Ainsi, malgré les aléas de l'histoire et quelques vagues de proscriptions, l'héritage des siècles passés reste encore palpable à qui s'en donne la peine. Malgré tout, force est de constater que les richesses de l'apport chinois à la littérature mondiale restent méconnues du public contemporain (chinois et étranger) qui, faute des outils pour les apprécier, s'en détourne de plus en plus au profit des productions les plus récentes, d'accès plus facile et immédiat.