Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Suisse (suite)

Littérature de langue italienne

Qui parle de la Suisse italienne pense généralement au canton du Tessin et oublie souvent les quatre vallées de langue italienne des Grisons : Misox, Val Calanca, Bergell et Puschlav, que l'on peut qualifier, avec leurs 13 000 habitants, de minorité dans la minorité. Pourtant, la contribution des « Valli » à la culture européenne n'est pas des moindres : que l'on songe seulement au grand spécialiste de Dante qu'a été Andrea Scartazzini (1837-1901), au sculpteur Alberto Giacometti (1901-1966), tous deux originaires du Bergell, et aux architectes de Roveredo dans le Misox, qui, au XVIIIe s., ont élevé des cathédrales et des palais en Bavière, en Franconie, en Bohême et à Vienne. Il est un fait, pourtant, que les données culturelles relatives aux Grisons italiens ne se différencient guère de celles propres au Tessin.

   On ne peut parler d'une littérature tessinoise que depuis 1803. Auparavant, la Suisse méridionale n'était pas tenue, en matière culturelle, pour autre chose que l'extrême pointe de la Lombardie, et les écrivains nés dans cette région passaient sans exception l'essentiel de leur existence dans les villes italiennes, où ils trouvaient à la fois la notoriété et des moyens de subsistance. Ce n'est que lorsque cette région, autrefois sujette de la Confédération helvétique, accéda à l'indépendance dans le cadre de la Suisse que la conscience d'une personnalité propre germa dans le nouveau canton. Celle-ci trouva d'abord son expression dans une littérature politique traitant des problèmes sociaux, économiques et organisationnels posés par la nouvelle entité politique. Il convient de citer le premier conseiller fédéral pour le Tessin, Stefano Franscini (1796-1857) qui, avec La Svizzera italiana (1837-1840), a tout à la fois donné les bases d'une ethnographie suisse et créé un nouvel idéal stylistique : à la rhétorique contournée de ses contemporains il a opposé une langue dépouillée et technique, parfois sèche et cassante, mais qui, par sa sobriété et sa précision, rend un son nouveau et convaincant dans la littérature italienne du XIXe s. Un autre penseur politique et écrivain important est Vincenzo D'Alberti (1763-1849), le premier président du gouvernement cantonal, qui, dans sa correspondance, s'est préoccupé des problèmes cruciaux dans les domaines sociaux, économiques et religieux concernant la nouvelle collectivité territoriale, comme l'atteste l'Epistolario Dalberti-Usteri publié en 1975. Il est en outre l'auteur de médiocres Sonnets à la louange des institutions suisses. Le libéral Romeo Manzoni (1847-1912) a, lui aussi, été un grand auteur épistolaire, comme le montre le volume que l'Archivio storico ticinese a publié en 1979 sous le titre « La rivoluzione sbagliata nelle lettere inedite di Romeo Manzoni », centré sur le coup d'État anticlérical manqué du 11 septembre 1890. La longue bibliographie de Manzoni comporte également des ouvrages sur Darwin et sur Giordano Bruno, sur la question de l'école laïque au Tessin, sur le sculpteur tessinois Vincenzo Vela, ainsi qu'un remarquable journal de voyage en Italie, paru en 1910 sous le titre Da Lugano a Pompei con Ruggero Bonghi, que caractérise l'acuité du regard. Après sa mort parut en 1912 son étude sur les Esuli italiani nella Svizzera, da Foscolo a G. Mazzini, la première histoire des émigrés politiques italiens en Suisse, où s'exprime une vive admiration pour l'esprit et pour l'action du Risorgimento italien. La Suisse italienne ne possédant pas d'université, les écoles tessinoises – bien implantées – sont la principale institution culturelle susceptible de faire vivre les écrivains du canton. Elle est si importante qu'on peut dire que la littérature tessinoise est, à peu d'exceptions près, l'œuvre d'enseignants. Cela vaut non seulement pour Francesco Chiesa, le plus célèbre écrivain de la Suisse italienne, qui pendant trente ans exerça comme professeur puis comme recteur au lycée de Lugano, mais aussi pour de nombreux auteurs contemporains, jeunes ou moins jeunes, qui exercent le métier de maître d'école ou de professeur de lycée, et parmi lesquels on peut citer : Giorgio et Giovanni Orelli, Angelo Casè, Alberto Nessi, Anna Felder, Aurelio Buletti et Antonio Rossi. Il faut ajouter les professeurs d'université qui, comme Giovani Bonalumi, Remo Fasani, Giovanni Pozzi, Pio Fontana et Ottavio Lurati, doivent aller enseigner dans les facultés de la Suisse allemande ou française. Il n'existe pas, à proprement parler, de secteur éditorial dans la Suisse italienne. Mais des imprimeries publient les livres des auteurs autochtones ; les banques et les grandes entreprises financent la publication de monographies historiques, illustrées ou non ; il y a enfin des initiatives isolées, telles les Edizioni Pantarei d'Eros Bellinelli, qui se consacrent à la poésie moderne, ou les éditions Casagrande de Bellinzona, dont le principal mérite est de publier le remarquable Archivio storico ticinese mais qui, occasionnellement, éditent des traductions ou des livres intéressants venant de la Suisse française ou allemande. Pour atteindre un plus large public, les auteurs de la Suisse italienne doivent se faire éditer en Italie, et l'entreprise n'est pas simple pour ces écrivains qui, aux yeux des Italiens, font figure d'étrangers, singuliers et en marge des courants de la mode.

   Les nombreux quotidiens, qu'ils soient indépendants ou l'organe de partis politiques, en consacrant une partie de leur attention aux questions culturelles, constituent aussi un forum pour le débat littéraire. Le supplément littéraire du Corriere del Ticino, surtout, publié une semaine sur deux de 1940 à 1978, mensuel depuis cette date sous le titre de Cultura, remplit une fonction majeure. À côté des Suisses s'y expriment surtout des journalistes et des écrivains italiens. L'hebdomadaire Cooperazione, quant à lui, se consacre essentiellement à la littérature et à la culture des quatre zones linguistiques de la Suisse. Les revues littéraires jouent une partie plus dure dans une zone aussi restreinte. La plus célèbre et la plus durable a sans aucun doute été La Svizzera italiana, publiée de 1941 à 1962. Dans son comité de rédaction et parmi ses collaborateurs figurent les meilleurs auteurs de la Suisse italienne : Piero Bianconi, Guido Calgari, Arminio Janner et Pericle Patocchi, qui en furent les fondateurs. L'époque de sa naissance, la deuxième année de la Seconde Guerre mondiale, a déterminé son orientation politico-culturelle, qu'on pourrait qualifier de résistance helvétique au totalitarisme : c'est à ce climat qu'on peut imputer le mythe contestable de l'« homme alpin », forgé et entretenu dans les premières années de cette revue.

   Mais c'est la radio et la télévision de la Suisse italienne, dont le siège est à Lugano, qui constituent en quelque sorte le centre culturel de la Suisse italienne. Bien que dotées de moyens financiers relativement modestes, elles proposent toutes sortes d'informations et de commentaires politiques, scientifiques et culturels, et c'est le seul endroit, avec l'école, où les écrivains peuvent trouver des revenus. Aussi le romancier Carlo Castelli a-t-il été directeur du département rédactionnel à la radio et le poète Grytzko Maschioni est-il aujourd'hui directeur de la programmation théâtrale à la télévision. La télévision de la Suisse italienne est d'ailleurs devenue une importante plaque tournante pour les relations culturelles entre le Tessin et l'Italie : les grands journaux de l'Italie du Nord annoncent, à côté des programmes de la télévision nationale, ceux de la Televisione svizzera. Les studios de la télévision à Lugano sont ainsi devenus un pôle d'attraction pour de nombreux écrivains, journalistes et intellectuels italiens qui y trouvent, en dehors du conformisme de la télévision d'État, la possibilité de s'exprimer plus librement.

   Étant donné la précarité de la situation culturelle en Suisse italienne, les écrivains se manifestent aussi bien en tant qu'historiens d'art, ethnographes, historiens ou critiques littéraires. Ainsi, par exemple, le patriarche des lettres tessinoises, Francesco Chiesa, a fait œuvre de pionnier non seulement dans la sauvegarde des monuments artistiques, mais aussi dans la protection de la nature et de la flore alpines et a instauré dans ses monographies et ses articles sur l'histoire de l'art du Tessin une tradition de littérature spécialisée au style soigné, que de nombreux auteurs tessinois prolongent aujourd'hui encore. Ajoutons à cela que la Suisse italienne est si riche en œuvres d'art et en artistes importants dont l'œuvre a vu le jour à l'étranger que, pour écrire l'histoire de cette partie du monde, il faut se livrer tout à la fois à la recherche en histoire et en histoire de l'art. Ainsi les deux revues spécialisées d'histoire, le Bollettino storico della Svizzera italiana, fondé en 1879, et l'Archivio storico ticinese, qui paraît depuis 1959, publient des documents et des études érudites et nombreux sont les auteurs dont la bibliographie inclut des titres relatifs à l'histoire et à l'histoire de l'art : à commencer par le directeur de la rédaction d'Archivio, Virginio Gilardoni (né en 1916), qui est non seulement un fin connaisseur de l'histoire du Tessin au siècle passé, mais aussi le doyen et le véritable fondateur de l'histoire de l'art tessinois et de l'inventaire systématique des richesses artistiques tessinoises, en même temps que l'auteur des trois premiers volumes des Œuvres d'art de la Suisse.

   Les vallées du Tessin et des Grisons italiens, isolées comme elles le sont, recèlent un tel trésor de coutumes singulières et d'industries paysannes que les efforts entrepris pour les inventorier représentent une précieuse contribution à l'ethnologie de l'espace alpin, dans laquelle histoire, histoire de l'art, anthropologie et dialectologie sont souvent inséparablement liées.

   Dans les Grisons italiens, la fondation « Pro Grigioni italiano » publie depuis 1931 des Quaderni grigionitaliani trimestriels, qui servent de forum aux spécialistes d'histoire locale, aux linguistes, aux anthropologues et aux écrivains spécialisés dans la recherche sur les Grisons italiens. Qu'une grande partie de cette littérature descriptive et documentaire émane d'amateurs cultivés, en particulier des enseignants, des prêtres ou des fonctionnaires, compromet à peine sa qualité : on peut s'en convaincre à la lecture de Lingua e cultura della valle di Poschiavo de Riccardo Tognina (né en 1916), une monographie ethnographique et linguistique de quatre cents pages sur le Bergtal entre Bernina et la Valteline, où l'exactitude scientifique s'allie à une extraordinaire connaissance des particularismes de l'histoire et des mentalités de la population, donnant finalement un document d'une lecture aussi passionnante pour le profane que pour l'anthropologue ou le linguiste. L'auteur a été pendant de nombreuses années professeur au lycée de Poschiavo et a collecté pendant ses loisirs tout le matériel linguistique et factuel relatif à l'habitat, à l'économie forestière et alpestre, à la viticulture et aux activités paysannes, depuis la cuisson du pain jusqu'à la fabrication du charbon de bois, et l'a présenté de façon limpide, illustrant son propos de plus de deux cents dessins de sa main.

   Le Vocabolario dei dialetti della Svizzera italiana, qui paraît depuis 1952 à Lugano et n'a pas encore dépassé la lettre B, est une importante contribution à l'histoire culturelle de la Suisse italienne. Les fascicules dont on dispose actuellement attestent, par l'exactitude scientifique et la clarté exemplaire de l'exposé, illustré de photographies, de dessins et de cartes, que s'élabore là la présentation la plus complète de la culture matérielle et intellectuelle de la Suisse italienne. Ils constituent une mine pour le linguiste, et apportent aussi le matériel indispensable à l'anthropologie, à l'histoire générale, à celle de l'économie et du droit, de la monnaie et de la médecine et – pour le lecteur curieux de littérature – toute une moisson d'expressions, de locutions, de dictons et de vers où se reflète l'imaginaire linguistique d'un peuple.

   Il va de soi que, dans une région linguistique où la peinture de soi-même joue un rôle aussi important dans tous les domaines de la culture qu'en Suisse italienne, la poésie en langue dialectale ne peut manquer d'être cultivée ; c'est une poésie qui a pour principale ambition de peindre le monde paysan, pour lequel le dialecte est le premier mode d'expression. La poésie dialectale tessinoise ne porte aucune trace de l'expérimentation linguistique qui a fécondé la poésie dialectale contemporaine en Suisse allemande ; elle donne ses meilleurs résultats quand elle se tourne vers une époque où les villages n'avaient pas encore été exposés au nivellement linguistique produit par les mass media. Parmi les principaux auteurs en langue dialectale, on peut citer Sergio Maspoli (né en 1920), auteur de nombreuses pièces radiophoniques à succès écrites en dialecte et mises en ondes par lui pour la radio suisse italienne, Giovanni Bianconi (1891-1982), sculpteur sur bois et auteur d'études ethnographiques, l'avocat Pino Bernasconi (1904-1982) et Giovanni Orelli. Mais la place d'honneur revient à Alina Borioli (1887-1965), d'Ambri dans la Leventine, qui, devenue aveugle, a dû abandonner son métier d'enseignante et se consacrer entièrement à l'écriture. Deux ans avant sa mort parut le petit volume intitulé Vos det la faura (ce qui signifie littéralement « les voix du bois sacré » et dont la fonction est de protéger le village contre le danger des avalanches). Le poème le plus célèbre tout à la fois de ce recueil et de l'ensemble de la poésie dialectale suisse est Ava Giuana (Grand'mère Giovanna), longue complainte épique d'une femme de quatre-vingt-dix ans qui raconte avec des mots simples comment la mort éteint peu à peu toute vie dans son village et comment les rares survivants émigrent vers l'Amérique. Le son du glas scande sa plainte au rythme lancinant d'un refrain, qui, s'écartant de la métrique italienne classique, renoue avec une tradition populaire et religieuse de versification.