Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
C

Chine (suite)

Roman chinois ancien

En chinois moderne, la notion occidentale de « roman » se traduit par le mot xiaoshuo, qui peut également signifier « récit », « conte », « nouvelle ». Ce terme, dont le sens premier est « menu propos », est très ancien puisqu'il figure déjà dans le Zhuangzi (fin du IVe s. av. J.-C.). Il est associé aux rapports fournis par une catégorie mineure de fonctionnaires chargés de rendre compte en haut lieu de l'état d'esprit de la population. Par la suite, il a fini par englober un champ littéraire très vaste qui incluait, jusqu'au début du XXe siècle, le théâtre (xiqu). Le dénominateur commun de cet ensemble, qui se décline autant en langue classique (wenyan))qu'en langue vulgaire (baihua), semble bien être son caractère narratif marqué, son recours plus ou moins affiché et assumé à l'imagination et sa vocation à divertir. Jamais en mesure de détrôner durablement la haute littérature (poésie et prose classiques), cette littérature « marginale » fut néanmoins défendue par quelques-uns des plus grands littérateurs chinois, le plus souvent sous le couvert de l'anonymat, faisant fi du mépris affiché par l'orthodoxie bien pensante pour ce genre réputé vil. Pour l'aborder, on peut opérer une distinction entre deux grands domaines, l'un en langue classique, l'autre en langue vulgaire, à la réserve de garder à l'esprit qu'elle ne semble pas avoir été perçue d'une manière aussi claire par les Chinois avant le siècle dernier.

Le roman chinois ancien en langue classique (wenyan xiaoshuo)

Ce n'est véritablement qu'à partir des Ming (1368-1644) qu'on prit l'habitude de parler de zhiguai xiaoshuo (« rapport de l'étrange ») pour faire référence à un type de récit dont il subsiste 4 000 pièces, écrites pendant la période qui va de la fin des Royaumes Combattants (– 475 à – 221) à l'avènement des Tang (618-907). Outre leur brièveté et leur style lapidaire et dépouillé, ces textes ont pour caractéristique commune d'explorer le registre du fantastique. Certains de leurs auteurs – la plupart inconnus – n'avaient sûrement pas conscience de faire œuvre littéraire, mais ambitionnaient, au départ tout au moins, d'être les historiographes des faits déroutants dont ils étaient les dépositaires. Traitant d'événements, de personnes, de choses ou de lieux étranges, ces textes devinrent rapidement et définitivement suspects aux tenants de la tradition confucéenne, sans jamais atteindre au rang de texte canonique dans les traditions taoïste et bouddhiste, quand bien même leur arrivait-il d'en défendre les thèses. Le Shanhaijing (Classique des monts et des mers) qui transmet des écrits du IIIe siècle av. J.-C., voire même plus anciens, peut par certains aspects apparaître comme un des ancêtres du genre. Sorte d'encyclopédie mi-réaliste, mi-légendaire, il a le mérite de restituer maints récits mythologiques. Mais c'est bien plus tard qu'apparaissent les recueils les plus marquants. Le Soushen ji (À la recherche des esprits) a été compilé par Gan Bao, grand lettré et historien, actif au milieu du IVe siècle. Il propose 454 anecdotes surnaturelles ou simplement troublantes. Le Youming lu (Relations du monde caché et visible) de Liu Yuqing (403-444) en conserve à peine plus de 250, qui auront une influence tout aussi grande sur l'inspiration littéraire chinoise. De ce lettré de renom, prince de l'époque dite des dynasties du Nord et du Sud, qui fut si riche, on conserve un recueil d'une facture unique, le Shishuo xinyu (Nouveautés sur les choses de ce monde). Ce chef-d'œuvre d'un des nombreux sous-genres du xiaoshuo primitif réunit plus de mille anecdotes sur des personnages célèbres des Han aux Jin (25-420).

   Pour parler du xiaoshuo sous les Tang et les Song (VIIeXIIe s.), on a traditionnellement recours au terme chuanqi, « transmission de l'extraordinaire », qui désignera, plus tard sous les Ming et les Qing (1644-1911), un type très particulier de dramaturgie. Beaucoup plus développés que par le passé, ils sont écrits dans un wenyan élégant par des lettrés qui rivalisent de finesse dans la composition, l'analyse psychologique et l'imagination et qui exploitent non plus seulement le fantastique, mais « l'extraordinaire de l'ordinaire ». Le grand poète Yuan Zhen (779-831) consacre un (Yingyingzhuan) à l'amour sans conclusion matrimoniale de la jeune Yinying pour un lettré auquel elle se donne de son propre gré. Cette subtile analyse du sentiment amoureux féminin inspirera bien des développements littéraires, dont le Xixiangji, au dramaturge Wang Shifu (fin XIIIe s.). Bai Xianjian (775-826), frère cadet du grand poète Bai Juyi (772-846), laisse avec son Li Wa zhuan (Histoire de Li Wa) un texte dense qui est tout à la fois un tableau de l'époque et une narration prenante des amours d'un riche fils de famille avec une courtisane. D'autres tracent déjà les contours de l'expression littéraire des époques suivantes avec une liberté qui profitait de l'assoupissement momentané de la doctrine confucéenne. Le xiaoshuo périclite sous les Song, sans disparaître complètement car des collections en sauvent l'essentiel. Le Taiping guangji ou Vaste Recueil de l'ère de la Grande Paix, commande impériale achevée en 981, propose quelque 6 970 histoires tirées de 475 sources distinctes. La grande collection suivante manifeste brillamment la renaissance du genre à une époque où l'imprimerie permet de toucher un public plus vaste. Totalisant 2 692 anecdotes, le Yijian zhi (Chroniques de Yijian), monument du grand érudit Hong Mai (1123-1202), ne resta pas lettre morte. Des générations de conteurs publics lui offrirent une postérité digne de son intérêt. Sous les Ming, à la même époque où le xiaoshuo en langue vulgaire fait irruption, Qu You (1341-1427), petit fonctionnaire exilé par l'empereur Yongle, redore le blason du conte fantastique en classique. Son Jiandeng xinhua (Nouveau Dit de la chandelle mouchée, 1378) suscita des suites (comme le Jiandeng yuhua de Li Zhen,1376-1452) et des imitateurs (Shao Jingzhan et son Mideng yinhua, 1592). Il fut également bien reçu en Corée et au Japon (notamment par Ueda Akinari,1734-1809, lequel en tire profit dans ses Ugetsu monogatari ou Contes de pluie et de lune). C'est en fait sous les Qing, à la fin du XVIIe siècle, que semble se faire la synthèse des différentes manifestations du xiaoshuo en langue classique, avec trois auteurs majeurs tant par la qualité que par l'ampleur de leurs contributions : Pu Songling (1640-1715), d'abord, dont la grande œuvre, Contes extraordinaires du pavillon du loisir, n'est publiée qu'en 1766 ; Ji Yun (1724-1805) et ses Notes de la chaumière des perceptions subtiles, ensuite ; Yuan Mei (1716-1798), enfin. De loin le moins connu, ce dernier apporte une note d'ironie à un genre qui en manque souvent avec Ce dont le Maître ne parle pas, dont le titre résume l'histoire et la portée du genre tout en faisant un pied de nez à l'orthodoxie confucéenne. Il est tiré d'un passage des Entretiens de Confucius dans lequel le Maître signale son dégoût pour tout ce qui touche au surnaturel et au trivial.

Le roman chinois ancien en langue vulgaire (tongsu xiaoshuo)

Le xiaoshuo en langue classique n'a jamais acquis son statut de mode littéraire acceptable. Le recours à la langue vulgaire, compréhensible par tous (tongsu), condamnait le xiaoshuo à un ostracisme encore plus marqué. Son penchant très prononcé pour l'imagination le désignait bien plus encore comme le plus vil des genres vils. Les progrès de l'imprimerie devaient lui offrir une si large diffusion que le plus virulent de ses détracteurs, Qian Daxin (1728-1804), le considérait comme la quatrième doctrine de la Chine avec le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme, bien plus pernicieuse que ces deux dernières car touchant sans distinction les lettrés et les illettrés, « jusqu'aux femmes et aux enfants » et conduisant « au mal ». La critique est particulièrement injuste, puisque, si le xiaoshuo en langue vulgaire fut parfois porteur d'idées peu orthodoxes, dénonciateur des tares d'un système bureaucratique et, parfois aussi, il est vrai, bien peu respectueux des bonnes mœurs, il se fit plus souvent qu'on ne l'imagine le propagateur de la doctrine dominante, collaborant activement au syncrétisme ambiant qui marqua les deux dernières dynasties. On peut faire remonter les prémices de ce phénomène majeur de l'évolution de la culture chinoise à la dynastie Tang, avec un type d'écrit dont on a suspecté l'origine indienne sans la prouver. Il n'en reste pas moins que ces textes, appelés bianwen (ou « textes sur des scènes [de la vie de Bouddha] en images »), sont nés entre le VIIIe et le Xe siècle dans les monastères pour rendre accessibles les canons bouddhiques au peuple. La majorité de ceux qui ont été découverts alterne des parties en vers destinées au chant et des parties en prose destinées à la récitation. Ils présentent différents degrés de vulgarisation. Le plus célèbre est sûrement le Mulian bianwen (921), mettant en scène un disciple de Bouddha (Maudgalyäyana, alias Mulian) qui parvient à obtenir la délivrance de sa mère des tortures de l'Enfer. Mais les thèmes exploités ici sont parfois profanes. On en retrouve certains dans le répertoire des conteurs professionnels qui officiaient dans les grandes métropoles de la Chine des Song (960-1279). Ces « diseurs d'histoires », ou shuohuade, ne livrent pas seulement des historiettes, anecdotes ou cycles narratifs forgés à partir de sources écrites comme les collections de mirabilia en circulation de leur temps ou les histoires dynastiques, mais aussi un savoir-faire. C'est ce tour de main incomparable dans sa capacité à développer ou à synthétiser des matériaux que les premiers lettrés s'intéressant à cet aspect de la littérature vont tenter de rendre et de faire partager à un public de lecteurs. Qu'il soit long (100 chapitres) ou court, ou de taille intermédiaire, le xiaoshuo en langue vulgaire conserve peu ou prou les caractéristiques générales de la littérature orale (à savoir une narration en vernaculaire ponctuée de poésies). Il n'en est pourtant pas la transcription fidèle. En effet, entre ces deux états, oral et écrit, distants parfois de plusieurs siècles, des lettrés sont intervenus avec plus ou moins de discrétion, plus ou moins de conscience du geste qu'ils accomplissaient en se consacrant à une production qui, au mieux, pouvait leur assurer des revenus suffisants, au pire, les condamnait à végéter au bas de l'échelle sociale.