Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Suisse (suite)

La littérature de langue allemande

Ses débuts sont liés à l'abbaye de Saint-Gall, centre culturel dès l'époque carolingienne. La littérature latine y avait fleuri avec Notker Balbulus (vers 840-912). Notker l'Allemand (ou Notker Labeo, v. 950-1022) y traduit et commente Boèce et des passages des Écritures. À l'âge courtois, la Suisse contribue aux grands courants européens. Le roman est représenté par K. Fleck, U. von Zatzikhoven, Rudolf von Ems ou H. von Aue. Le manuscrit de Manesse, écrit à Zurich, donne un aperçu de la production des Minnesänger entre 1200 et 1350 (dont J. Hadlaub, † 1340). Une littérature autochtone s'affirme au XIVe s. avec U. Boner, puis, au début du XVe s., dans l'épopée Der Ring de H. von Wittenweiler, le Jeu de Tell d'Uri (1511), la traduction de la Bible par Zwingli (1484-1531), enfin dans les chants de guerre suscités par les débuts de la Confédération : ces œuvres témoignent d'un enracinement dans la vie des communautés régionale et nationale.

   Le XVe s., grâce à la réunion des conciles de Constance et de Bâle, inspire les humanistes helvétiques, notamment N. von Wyle (vers 1410-v. 1478) qui, avec ses traductions de Pétrarque, de Boccace et de E. S. Piccolomini, introduit l'esprit de la Renaissance. Piccolomini, devenu le pape Pie II, parraine l'université de Bâle, haut lieu de l'humanisme au nord des Alpes, où s'installent des imprimeurs de premier plan.

   La Réforme suscite une littérature satirique et pédagogique qui donne aux lettres suisses cette tonalité faite d'inquiétude religieuse, de morale et de réalisme pratique. Le théâtre est illustré par Gengenbach (vers 1480-1525) et sa polémique sur le clergé catholique. N. Manuel (vers 1484-v. 1530) connaît un succès européen avec le Pape et son clergé (1523), J. Ruf (vers 1500-1558) compose des pièces bibliques. Cette époque est riche en chroniqueurs comme A. Tschudi (1505-1572), qui inspirera Schiller, en auteurs de cantiques et d'autobiographies comme Thomas Platter (1499-1582) et son fils Felix (1536-1614).

   Trop marquée par l'hégémonie culturelle française, la Suisse allemande du XVIIe s. est pauvre en œuvres originales, même si J. Grob compose d'adroites épigrammes. Au XVIIIe s., par contre, elle contribue au renouveau de la vie intellectuelle et joue un rôle d'intermédiaire en Europe. Le professeur J.-J. Bodmer (1698-1783) soutient des thèses singulières, notamment à travers la Kritische Dichtkunst (1740) de J. J. Breitinger (1701-1776). Partisan des Lumières mais aussi profondément religieux, il défend l'imagination et le merveilleux contre J.-C. Gottsched (1700-1766). C'est autour des polémiques entre Leipzig et « les Suisses » que se développe la discussion littéraire dans l'Allemagne du milieu du XVIIIe s. En poésie, un renouveau s'annonce avec Drolinger (1688-1742), et s'amplifie avec le recueil Versuch schweizerischer Gedichte et le poème les Alpes (1732) de A. von Haller (1708-1777). Se détournant du modèle français, il ouvre la voie à Klopstock et à Schiller. L'esprit des Lumières inspire les Rêves patriotiques d'un confédéré, vibrant appel à la régénération nationale de H. U. von Bal thasar (1689-1763), publié en 1758 par I. Iselin, lui-même auteur de Philosophische und politische Träume eines Menschenfreundes. Lavater (1741-1801) va dans ce sens avec ses Schweizerlieder. Ses sermons et cantiques, son journal intime témoignent d'un irrationalisme mystique qui l'amène à fonder la physiognomonie.

   L'élan donné par Haller se retrouve, affaibli, dans les fables de M. von Knonau, dans les Idylles de S. Gessner (1730-1788) ou chez le baron de Salis-Seewis. Dès avant la fin du siècle, une tendance réaliste prend le pas sur le courant préromantique. J. von Müller (1752-1809) dans son Histoire de la Confédération suisse (1786) est plus soucieux de faits que de théories. Les romans de Pestalozzi (1746-1827), son autobiographie et celle de U. Bräker (1735-1798), le Pauvre Homme du Toggenbourg (1789), documentent la vie de l'époque. La veine populaire et réaliste se confirme chez J. U. Hegner, chez H. Zchokke puis chez J. R. Wyss, qui publie le Robinson suisse. Les idylles de J.-M. Usteri, les lieder de G. Kuhn ont recours au dialecte. D'un conservatisme combatif, J. Gotthelf (1797-1854) est le premier maître du roman paysan réaliste (Ulric le valet de ferme, 1841), suivi de A. Hartmann et de J. Frey.

   Avec Gottfried Keller (1819-1890), le réalisme suisse connaît un élargissement dont témoigne  Henri le Vert (1854 et 1879). L'attachement au pays natal, l'humour, le souci de la forme sont caractéristiques de ses nouvelles et atténuent son pessimisme. L'art de C.-F. Meyer (1825-1898) repose sur la plasticité de l'expression et sur la symbolique des figures et des événements. J. Burckhart (1818-1897) renouvelle l'histoire de l'art (le Cicerone, 1855) et le lyrisme est représenté par H. Leuthold (1827-1879).

   La Suisse du début du XXe s. n'a pas donné de contribution marquante au naturalisme ou à l'expressionnisme. Solitaire, C. Spitteler (1845-1924) tente dans Printemps olympique une réinterprétation de la mythologie antique, et son ami J. Widman s'essaye dans le drame néoclassique, mais le genre narratif dans la tradition de Keller devait rester prédominant bien après 1914, avec les récits de Widmann, de R. Faesi et de H. Federer.

   Dans l'entre-deux-guerres, J. Bührer (1882-1975) fait la satire du conservatisme, mais ils sont nombreux à prendre la « défense spirituelle » du pays natal, ainsi les romanciers J. Bosshart (1862-1924) et M. Inglin (1893-1971), ou l'écrivain dramatique C. von Arx (1895-1949). Les écrivains les plus marquants sont des marginaux, tels la poétesse R. Ullmann (1884-1961), le poète lyrique A. Zollinger (1895-1941), le « Simenon suisse » F. Glauser (1896-1938), la journaliste A. Schwarzenbach (1908-1942), L. Hohl (1904-1980) et ses Notes, enfin, le plus influent, le promeneur solitaire et maître de la prose poétique R. Walser (1878-1956).

   L'après-guerre voit naître un mouvement dont l'audience dépasse les frontières. L'écriture dramatique connaît le changement le plus radical. Se détournant du théâtre d'illusion, Frisch donne à ses pièces une dimension métaphysique et Dürrenmatt présente un « Welttheater » paradoxal où le tragique épouse le grotesque. Poésie pure, expressionnisme ou néoromantisme trouvent un prolongement dans les œuvres de A. Turel, M. Pulver, E. Burkart ou S. Walter. E. Gomringer fonde la poésie concrète et K. Marti, M. Matter, puis M. Frank font évoluer la poésie dialectale. K. Guggenheim, A. Kübler, J. Welti ou G. Meier restent dans le cadre du roman traditionnel que renouvelle Max Frisch. Après Frisch, O.F. Walter, W. Vogt, K. Raeber, A. Muschg ou P. Nizon décrivent le malaise existentiel. La société suisse suscite l'exaspération (A.X. Gwerder, F. Zorn), l'engagement (W.M. Diggelmannn, K. Marti, N. Meienberg, M. Mehr), ou incite au repli sur soi (F. Böni, B. Brechbühl, H. Burger, C. Geiser, S. Blatter). Les écrivains féminins commencent à s'imposer, avec notamment L. Wyss, E. Pedretti, M. Baur, E. Meylan, H. Johansen, G. Leutenegger, R. Hutmacher, E. Hasler. La forme narrative brève, illustrée d'abord par, K. Marti et P. Bichsel, est reprise par J. Federspiel, G. Wilker, A. Duvanel, H. Loetscher. Le grotesque, l'absurde, les jeux expérimentaux définissent R. Hänny, J. Laederach, F. Hohler, I. Rakusa, G. Späth tandis que le Nouveau Roman a un retentissement décisif sur U. Widmer.

   Les tendances de la littérature contemporaine trouvent un dénominateur commun dans la réflexion sur l'identité suisse, la rigueur formelle et le goût pour le fantastique hérités de R. Walser et de Dürrenmatt, mais elles restent concurrentes : lyrisme mélancolique dans les récits de Klaus Merz, de Peter Stamm ou de Silvio Huonder, farces féministes chez Milena Moser, récits laconiques chez Perikles Monioudis ou poésie expérimentale chez Christian Uetz. Peter Weber, le plus remarqué, subvertit le roman régional avec le Faiseur de temps (1993), tandis que les romans d'énigme de Martin Suter connaissent un franc succès en France (Small world, 1997). L'idéalisme de la génération 68 est critiqué par des auteurs aussi divers que Ruth Schweikert, Christina Viragh, Zoé Jenny (la Chambre des pollens, 1997). Avec les pièces et récits de Thomas Hürlimann, le siècle se termine dans un débat sur le rôle de la Suisse pendant la seconde guerre mondiale.