Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Chine (suite)

Théâtre chinois classique

De toutes les littératures de divertissement que produisit le continent chinois, le théâtre est sans conteste le genre le moins connu du public français, loin derrière le roman, dont les œuvres majeures, aussi bien anciennes que modernes, lui sont accessibles par des traductions de référence. La raison réside sans doute dans la complexité de l'expression dramatique chinoise. Sa lecture nécessite non seulement une solide connaissance de la langue classique (wenyan), portée dans l'écriture des passages chantés à un degré de raffinement extrême très proche de la poésie classique, mais aussi un goût prononcé pour la langue vulgaire ancienne (baihua) dans laquelle sont écrits des dialogues indispensables à la bonne compréhension de l'action. À ces exigences de base déjà fort redoutables, il faut encore ajouter les obstacles que posent des liens organiques avec des musiques pour la plupart perdues. De plus, depuis sa naissance aux alentours du XIe siècle, chaque époque a produit un genre propre avec une multitude de règles fort complexes dont l'étude relève plus de l'histoire des spectacles. Les données sur les acteurs sont du reste fort lacunaires car, quand bien même leur arrivait-il d'être prisés, voire courtisés, ils se trouvaient relégués au ban d'une société confucéenne fondamentalement ennemie du divertissement. Pourtant, en l'absence de conservatoire et de metteur en scène, ce sont eux qui constituèrent la clef de voûte d'une expression artistique dont la transmission se fit de maître à disciple, et qui ne fut pas uniquement littéraire mais tout autant scénique, liant chant et acrobatie, reposant sur une gestuelle aussi raffinée que stylisée. À ces divers titres, il conviendrait de parler non pas de théâtre chinois, mais bien plutôt d'opéra à la seule réserve que les librettistes ne faisaient pas appel à des compositeurs mais puisaient dans un fonds de mélodies distinguant un genre dramaturgique particulier à une époque et à un lieu. C'est ce lourd héritage qui vit éclore et s'opposer maintes écoles stylistiques que les dramaturges modernes n'ont pas toujours su ou voulu assumer, rompant, qui sous la contrainte, qui sous l'influence du théâtre parlé occidental, avec les modèles du passé. Il n'empêche que ce genre de divertissement, particulièrement cher au public chinois, offre à la littérature maints chefs-d'œuvre plus souvent lus que vus. C'est du reste principalement à partir des éditions subsistantes que l'on peut reconstituer l'évolution de cette aventure artistique unique, marquée par deux genres majeurs : le zaju des Yuan (1279-1367) et le chuanqi sous la dynastie Ming (1368-1644) et au début des Qing (1644-1911). Après 1850, le théâtre littéraire si fécond depuis cinq siècles s'essouffle pour servir de terreau à l'éclosion des théâtres locaux (difangxi), plus spectaculaires, dont le plus célèbre est le Jingju ou Théâtre de Pékin. Chacun de ces théâtres défend une dramaturgie propre à des pratiques théâtrales et à un dialecte précis sans jamais tourner le dos à la tradition du spectacle complet à l'ancienne. On les distingue maintenant du théâtre parlé (huaju) par des termes forgés de toutes pièces, tels que ge(wu)ju, « théâtre (dansé) chanté ».

L'âge d'or du théâtre chinois

C'est sous la domination de la Chine par les Mongols qu'apparut le zaju (spectacles variés), première forme élaborée et cohérente de spectacle théâtral dont les livrets étaient redevables à des lettrés. Le développement de cette dramaturgie en quatre actes, plus une courte scène appelée « cheville » (xiezi), est en fait grandement redevable à la nouvelle situation politique qui reléguait les élites chinoises à la portion congrue et leur coupait la voix de l'ascension sociale par les examens mandarinaux. Elle profitait non seulement du recul des études classiques mais aussi de l'apport de différentes traditions pratiquées à partir du XIe siècle dans les quartiers de plaisirs des grandes métropoles Song (960-1279), puis pendant la domination du nord de la Chine par les Jin (1115-1234), laquelle avait favorisé l'émergence d'une sorte de « proto-théâtre » organisée autour d'un chanteur-récitant. Il ne reste que peu de témoignages écrits de ce genre connu sous le nom de zhugongdiao, ou « chansons omnimodales ». L'un d'entre eux, dû à Dong Jieyuan (vers 1200), adapte un conte en langue classique des Tang, la fameuse Histoire de Yingying de Yuan Zhen (VIIIe s.). Il sera repris un siècle plus tard par un maître du zaju, Wang Shifu (1260 ?-1336 ?), sous le même titre, Histoire du pavillon d'Occident ou Xixiangji. Sous les Yuan, donc, le zaju fut défendu par pas moins de deux cents auteurs, qui livrèrent quelque 600 pièces ; il n'en reste plus que 162, presque toutes dans des éditions remaniées sous les Ming. On doit la plus prestigieuse de ces éditions à Zang Maoxun (1550-1620), qui en avait retenu cent (Yuan qu xuan ou Anthologie du théâtre Yuan). Dans ce choix, on retrouve les productions des principaux auteurs, dont les plus marquants sont sans conteste Wang Shifu, Guan Hanqing et Ma Zhiyuan. On connaît peu de chose de la vie de Guan Hanqing (vers 1240-v. 1320) sinon qu'il était – comme la plupart de ses collègues dramaturges recensés dans le Lu gui bu ou Registre des spectres – établi au milieu du XIVe siècle, originaire de Pékin, et qu'il évolua dans le milieu théâtral. On ne sait s'il montait, comme la légende le dit, sur les planches, mais ce fut un poète prisé et un dramaturge prolixe. Des 67 pièces qui lui sont attribuées, on n'en connaît que 18 ; bien qu'explorant des thématiques variées (historiques, judiciaires, sentimentales), elles ont pour point commun de confier le premier rôle à une héroïne généralement jeune, de condition modeste (courtisane, servante, paysanne), en butte à la brutalité d'un monde livré sans garde fou à des personnages « cyniques, triviaux et cruels », généralement riches et puissants. Dans le Ressentiment de Dou E (Dou E yuan), l'héroïne est accusée d'un crime qu'elle n'a pas commis. Le jour de son exécution, elle fait trois vœux. La neige, qui tombe en plein été comme elle l'avait escompté, confirme son innocence. Son père, dont elle avait été séparée, devient magistrat et lui rend justice à titre posthume. Sous le pinceau de ce lettré qui se décrivait comme un « dur à cuire », la nature humaine apparaît sous ses aspects les plus sordides comme les plus émouvants. Au style de Guan Hanqing qui combine avec bonheur la rudesse de la langue vulgaire à l'allusion littéraire, et qui sera connu sous le nom d'École de la couleur naturelle (Bense pai), s'oppose celui d'un Wang Shifu ou d'un Bai Pu (vers 1226 – 1306), auteur de zaju à thème romantique et de style poétique. Sa Pluie sur le sterculier chante la passion tragique de l'empereur Xuanzong des Tang pour sa concubine Yang Guifei. De Ma Zhiyuan (vers 1250-1321), subsistent 7 pièces sur 13. La plus célèbre d'entre elles est une excellente fresque historique, l'Automne au palais des Han, qui met en scène l'empereur Yuandi des Han tombé fou amoureux d'une de ses concubines, la belle Wang Zhaojun, qu'il doit céder en mariage à un chef Xiongnu pour assurer la paix de l'empire. La jeune femme accepte, mais se suicide une fois passée la frontière. D'une manière générale, les pièces de Ma Zhiyuan s'organisent autour d'un personnage masculin fort, et pour la moitié au moins trahissent son penchant pour le taoïsme de la secte Quanzhen. On a reproché à cet auteur son pessimisme et sa « passivité » par rapport aux tensions de l'époque. De fait, si ses créations ne montrent pas le même engagement que celles de Guan Hanqing, elles sont portées par une ironie subtile. Le zaju des Yuan vaut par son homogénéité, son réalisme, la caractérisation des personnages, la véracité des dialogues et surtout par l'universalité des problèmes exposés. La traduction réalisée par le Père jésuite de Prémare en 1735 du Zhaoshi gu'er (l'Orphelin de la famille Zhao) de Ji Junxiang, inspira même à Voltaire son Orphelin de la Chine (1755), drame dans lequel il peint un Gengis-Kahn « soucieux de se convertir aux Lumières et à la civilisation vertueuse de la Chine » (Darrobers, 1995). La transition entre le zaju et le chuanqi se fit dans la douceur et grâce à des auteurs de grands talents, tel Gao Ming (vers 1305-1359) ; son Pipa ji (le Dit du Pipa) illustre avec brio la fidélité d'une femme vertueuse pour un mari volage, et la sagesse d'une épouse qui sait respecter les règles de préséances dans le mariage. Cette défense des valeurs morales séduira jusqu'au fondateur de la nouvelle dynastie Ming et inaugure un nouveau tournant dans la pratique théâtrale.