Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Tolstoï (Lev [en français Léon] Nikolaïevitch, comte) (suite)

Le retour à la vie civile (1855-1862)

Après la guerre, Tolstoï est affecté à Saint-Pétersbourg, où il fréquente les milieux littéraires, Nekrassov, Tourgueniev, Gontcharov, Ostrovski, les progressistes gravitant autour de la revue le Contemporain. Mais il prend rapidement ses distances, se rapproche de Fet et du cercle de « l'art pour l'art ». Lui-même écrit la Tempête de neige (1856) : c'est presque un exercice de style, autour d'un argument réduit au minimum. Dans deux nouvelles qui prennent pour figure centrale des musiciens, Tolstoï se pose implicitement en partisan de l'autonomie artistique. Lucerne (1857) lui est inspiré par un voyage en Europe où il a vu, dans la petite ville de Suisse qui donne son titre à la nouvelle, la population fermer ses fenêtres au musicien qui demandait l'aumône : ce miséreux, pourtant, leur est supérieur en ce sens qu'il est capable de tirer une satisfaction infinie du seul exercice de son art. De même, Albert (1857-58), « le musicien déchu », selon une traduction récente, sombré dans la misère et l'alcoolisme, reste un « élu », porteur d'un don supérieur, qui est en soi la justification de son existence.

   Pour autant, Tolstoï n'est pas indifférent aux problèmes sociaux qui agitent alors l'intelligentsia, celui du servage en particulier. Jouant son rôle de propriétaire éclairé, il tente d'améliorer le sort de ses paysans, mais se heurte à leur méfiance, à l'instar de Nekhlioudov, héros de la Matinée d'un propriétaire (1856). La nouvelle décrit le sort des paysans sous un jour particulièrement sombre, tout en montrant la vanité des tentatives de Nekhlioudov pour améliorer leur sort. L'aristocratie terrienne s'est complètement coupée de la mentalité paysanne, et aucune réforme n'y peut rien changer : dans Polikouchka (1863), la femme d'un propriétaire, croyant bien faire, accorde au paysan Polikeï la possibilité de racheter ses fautes passées, au lieu de le punir, et le conduit ainsi au suicide. Ce constat, Tolstoï le fait parce que lui-même se sent de plus en plus proche du monde paysan, qui lui paraît incarner son idéal d'authenticité, très nettement formulé dans la parabole que constituent les Trois Morts (1859). La leçon de cette nouvelle ressort implicitement de la juxtaposition de trois récits d'agonie. Une dame du grand monde meurt comme elle a vécu, dans le mensonge, avec un effroi stérile ; non loin, un paysan attend la mort avec la simplicité de celui dont la vie a été rythmée par les cycles de la nature ; cette agonie trouve son prolongement naturel dans la mort magnifiée d'un arbre. La dénonciation de l'artifice est récurrente chez Tolstoï : Kholstomer (1862) est ainsi un cheval, par les yeux duquel l'auteur regarde la société et en dénonce l'hypocrisie.

   L'écrivain ne se contente pas d'être l'apôtre du monde paysan ; soucieux d'améliorer la condition de ces hommes qui sont le sel de la terre russe, il met dès 1857 l'instruction au centre de ses préoccupations. Il fait ouvrir à Iasnaïa Poliana et dans les villages voisins une vingtaine d'écoles pour lesquelles il élabore une pédagogie originale, reposant sur l'absence de contrainte, qu'il expose dans une revue créée à cet effet, Iasnaïa Poliana. Sa vie durant, Tolstoï cherchera ainsi à mettre ses aspirations en pratique. La fondation d'une famille lui paraissant constituer une condition nécessaire à son perfectionnement moral, il cherche donc à se marier. Une tentative manquée, avec une toute jeune fille, le conduit à réfléchir sur le sens de cet engagement dans Bonheur familial (1859), récit de l'union d'un homme âgé avec une femme beaucoup plus jeune qui, malgré l'amour sincère qu'elle porte à son mari, se laisse séduire par un homme de son âge ; sur le point de céder, elle retourne dans un sursaut à sa vie conjugale, et entre dans « un nouveau bonheur », bien loin des élans amoureux du début. En 1862, Tolstoï épouse sa jeune voisine, Sonia Bers, avec qui il aura treize enfants. C'est, selon ses mots, un « effrayant bonheur » : « Je n'ai jamais senti mes forces intellectuelles et même morales plus libres et plus aptes au travail », écrit-il dans son journal. En effet, Tolstoï connaît alors une période de sérénité inhabituelle, mais l'assistance pratique apportée par la jeune femme n'est pas à négliger pour autant : elle prend en charge l'éducation des enfants, gère le domaine, s'occupe aussi de mettre au propre les brouillons de son mari (elle aurait recopié sept fois Guerre et paix).

Les grands romans (1862-1877)

Quoi qu'il en soit, commence pour Tolstoï une période extrêmement féconde, inaugurée par l'achèvement d'un roman commencé au Caucase, dix ans auparavant.

Les Cosaques (1853-1863). C'est un jalon dans l'œuvre de Tolstoï dans la mesure même où la durée de sa gestation lui permet d'y affiner sa vision du monde. On reconnaît l'auteur sous la figure d'Olénine, le héros, jeune noble désabusé, parti pour le Caucase afin de commencer une existence nouvelle. Progressivement, son âme s'ouvre, au contact de la nature sauvage, à des sentiments nouveaux. Il prend d'abord la fascination qu'exerce sur lui la jeune cosaque Mariana pour le prolongement de l'amour universel que lui inspire la contemplation du monde. Forte de l'indépendance dont jouissent parmi les montagnards les filles sur le point de se marier, celle-ci accepte le jeu de la séduction. Olénine s'y laisse prendre, tout en la sachant promise à Loukachka, jeune cosaque comme elle d'une nature vigoureuse et indomptée. Lorsqu'au cours d'une échauffourée Olénine blesse le jeune cosaque, Mariana ne lui témoigne plus que du mépris : comme l'explique à Olénine le vieil Erochka, incarnation de la mémoire du peuple cosaque, il reste le représentant d'une civilisation déchue face à une race dont la force réside dans un sentiment de liberté puisé au sein même de la nature.

Guerre et Paix (1863-1869 ; publié à partir de 1865). On retrouve l'écho de cet hymne à la vie « naturelle » dans le premier grand roman de Tolstoï, formidable fresque historique consacrée aux guerres napoléoniennes. Les héros (le roman entrecroise l'histoire de deux familles, les Rostov et les Bolkonski) cherchent le sens de la vie et finissent par le trouver lorsqu'ils acceptent de s'intégrer dans le chœur de l'harmonie universelle. L'amour de la vie fait la force, la faiblesse aussi, du personnage de Natacha. Incapable d'attendre son fiancé, Andreï Bolkonski, parce que la vie n'attend pas, justement, elle se laisse séduire par le bellâtre Anatole Kouraguine, reflet d'une société frivole, mais se montre sublime et vraie au chevet d'Andreï mourant, qui vient lui-même d'éprouver la révélation de l'amour universel. Changeante, comme tous les personnages de cette épopée, elle garde son unité profonde, une forme de fidélité à un principe terrestre ; rien d'étonnant dès lors à ce que Pierre Bezoukhov (auquel l'auteur a prêté une partie de ses traits), qui, après bien des errances, a trouvé auprès du moujik illettré Platon Karataïev, cette « liberté intérieure qui ne dépend pas des choses », la choisisse pour épouse, lui permettant de s'épanouir enfin dans une maternité légèrement empâtée qui est le prolongement de la pulsation du monde. Le frère de Natacha, Nicolaï Rostov, par son mariage d'amour avec Maria Bolkonskaïa, laide et gauche, peut redresser la propriété familiale, accomplissant avec simplicité ce qu'il sait être sa destinée.

   Cette représentation de la plénitude de la vie comme acceptation par l'individu de la place et du rôle qui lui ont été fixés par la nature se retrouve dans la conception tolstoïenne de l'Histoire, et réalise sur le plan artistique l'unité du roman entre la veine intimiste et la veine épique, l'intégration de personnages historiques, dans la trame de la fiction. Et, de même que Pierre, Natacha, Nicolas, Maria, Andreï réussissent à donner un sens à leur existence en se laissant guider par la vie même, c'est parce que Koutouzov sait que les hommes ne peuvent rien contre le cours des choses qu'il a triomphé de Napoléon ; ce n'est pas la stratégie qui a assuré la victoire de l'armée russe, mais la conscience de la vanité de toute stratégie.

   Ampleur de la vision et don de conférer la vie, font la grandeur de ce roman fleuve (on dénombre plus de six cents personnages) qui n'a sans doute pas d'équivalent dans la littérature mondiale. Si l'originalité de son esthétique romanesque est moins sensible aujourd'hui, c'est justement parce qu'elle a servi de modèle plus ou moins conscient à la plupart des grands romans du XXe siècle. Le succès fut colossal. Tolstoï éprouvait, en même temps qu'une forme de nostalgie pour l'effort créatif qu'avait nécessité Guerre et Paix, le désir de faire une pause. Il revient alors à ses activités pédagogiques et compose avec un soin méticuleux un Abécédaire (1871-72), recueil de récits très simples pour l'apprentissage de la lecture.

Anna Karénine (1876-1877). Contrairement à Guerre et Paix, consacré à des événements déjà anciens, Anna Karénine, inspiré d'un fait divers, traite de l'actualité. La haute société pétersbourgeoise, avec ses lois et conventions, sert de toile de fond à cette chronique d'une passion qui va entraîner Anna à renoncer, par amour pour Vronsky, à son rôle d'épouse et de mère, la réduisant finalement au suicide. Double contrepoint de cette histoire : l'amour légitime de Kitty et de Lévine offre l'image d'une vie saine au sein de la nature, tandis qu'aux côtés d'Oblonski, mari viveur et infidèle, Daria est la figure de la résignation. Dans cette véritable épopée de la famille russe contemporaine, dont les structures patriarcales ont été sapées par les diverses évolutions traversées par la Russie, l'hymne à la vie résonne d'un son fêlé. Le personnage de Lévine, dont les intérêts domestiques ne peuvent occulter les tourments métaphysiques, et qui proclame dans un dénouement embarrassé son désir de faire le bien, annonce le revirement de Tolstoï.